Fateor

Trente ans – « Nel mezzo del cammin… » – et toujours ce sentiment de n’avoir encore rien entamé. Faute d’énergie, je demeure dans l’ajournement. Je m’abandonne à la passivité de la pensée, sans laisser de traces. À moins d’être en proie à ce que Maurice Blanchot appelle la « préhension persécutrice » (et donc d’en tirer ne serait-ce qu’une once de plaisir masochiste), écrire est pour moi une épreuve insoutenable, une pure crise, c’est-à-dire une situation critique. Il s’agit d’un pénible défi : donner forme à une œuvre qui puisse déjouer l’esprit critique, ce qui suppose un art de la guerre, un dispositif rhétorique capable de prendre jusqu’au lecteur le plus rétif et le plus retors dans ses rets. Il faut un livre où les lacunes donnent à dire et non à redire. Cela, trop peu d’écrivains-critiques y parviennent, formés comme ils le sont à traquer les moindres failles, oubliant par là que l’œuvre nécessite aussi des trouées, des abîmes, des plis d’aléa. Un minimum de foi – dans le hasard et le néant – est nécessaire, car dès qu’il est question de création, le moi-critique empêche le moi-créateur de sauter par-delà, de se jeter dans la gueule du vide au nom de l’absolu (T. S. Eliot disait que la critique et la respiration sont une seule et même chose – créer, c’est l’envers du souffle coupé, c’est garder la vie sauve). Pour le moi-critique, la première lettre (écrite) enchaîne toujours sur la dernière lettre (lue) alors que c’est d’un pur surgissement, in medias res, que le texte a besoin, d’un phrasé qui semble ne renvoyer à rien d’antérieur, même lorsqu’il s’agit d’une citation. Autrement dit, il faut de l’arkhé, ce terme que Marcel Détienne traduit par « la force du commencement ». Pour créer, il faut une irruption violente, et la soudaineté d’un tel geste exige que l’on incarne, à titre éphémère, la figure de l’idiot, cet être qui s’abêtit le temps d’un poème ou d’un récit. Plus l’enjeu est grand, plus le saut est bête, mais pour que le moi-créateur se hisse au niveau du mémorable et de l’émouvant, il doit impérativement réussir à déposer son œuvre de l’autre côté du gouffre, avec tout ce que ce constat implique de préparation en vue d’arracher l’œuvre à l’incertain, à l’improbable ou à l’impossible. Pas d’art sans péril, sans la survie d’une œuvre-témoin. Ainsi, Blanchot a tort de condamner Ulysse parce qu’il s’attache au mât : lorsqu’on est envoûté par le chant des Sirènes, l’écriture disparaît avec le reste ; on sombre dans une idiotie trop parfaite pour que l’œuvre – y compris celle du désœuvrement – puisse encore se concevoir. Mais je me souviens au passage qu’« idiot » a un autre sens : étymologiquement, il signifie « propre » ou « particulier ». L’idiotie, c’est aussi ce que nous avons de plus singulier, ce qui nous préserve de la psychose collective (Dostoïevski l’a bien vu), l’ultime bouclier contre la dissolution du « quelqu’un » dont l’œuvre a impérativement besoin pour avoir lieu. Et c’est cet untel – l’« idiot » – qui fait l’œuvre en sautant par-dessus l’abîme (jamais dans). Le moi-critique a beau s’en gausser, il faut saisir cette chance, car qui d’autre à part un idiot oserait écrire ?

One thought on “Fateor

  1. Bonjour,
    “dispositif rhétorique capable de prendre jusqu’au lecteur le plus rétif et le plus retors”
    est une illusion, car même le sublime échappe parfois à certains hommes.
    Je pense de fait que la muse ou l’intelligence ne sont pas lié au jet, c’est la volonté qui permet à l’artiste d’exprimer son art. parfois, il en a, parfois il se juge à la hauteur de ses espérances.
    Cordialement

Leave a reply to temps Cancel reply