Temps, temps

Je passe prendre des nouvelles de mes gisants.

J’ouvre le couvercle.

Je délie les garrots qui leur serrent la gorge.

J’écime les stèles où ils se terrent.

Je ranime ou je réduis à néant.

Ils m’ont appelé, moi, l’oublieux.

Du fond de leur indifférence.

Rituel

Pour que cesse l’errance des mots.

Unison, aimantant la langue le temps d’un dénouement.

Fouillis de paroles s’affouillant, lacis lovés les uns autour des autres.

Dans un premier temps, tout est à désespérer de tout.

Puis soudain le corps se laisse transpercer par ses propres nerfs.

Plus personne ne distingue la corde qui vibre de celle qui fait vibrer.

La phrase, fébrile, se tient tout près de la langue – en terre étrangère.

Elle parle en soi et en dehors de soi.

S’y abîme alors l’appel lorsqu’il s’abouche à l’appel.

Lorsque je me vois en proie au vertige du trop-plein, c’est l’anéantissement qui me hèle.

Puis je surmonte. Et tout va toujours trop vite.

Une fois dépris de l’envoûtement, je me sais esclave. En l’espace d’un clin d’œil, j’ai su ou plutôt j’ai cru savoir. Mais me voilà redevenu ignorant.

Mes doléances seraient-elles les mêmes sans leur fièvre ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Je ne peux pourtant pas dire que je ne l’ai jamais su. Tout à coup, je désire tirer sur la trame jusqu’à ce qu’elle me livre la flamme.

Je voudrais être feu blanc à longueur de nuit, peu importe la crevasse qui le travaille.

…ne absorbeat eas tartarus

Il se fait tard. Tout a déjà précédé ceci. Et puis les circonstances ont été propices. Elles ont donné lieu à un faisceau de semences dont il est l’écoulement sans issue. Sa tête se balance, comme ceci, comme cela, saisissant une parole par-ci, une parole par-là. Rien de réel par-delà ce bercement, de moins en moins serein au fil des jours de plus en plus longs. Pas de passage outre ceci, outre cela, puis leur alternance sans borne. Et pourtant, ce va-et-vient abscons lui paraît faire signe vers une absence salutaire.

*

Il lit. L’oreille qu’il tend à l’indifférence se dilate peu à peu sous la tension de l’inaction. La lecture se poursuit au nom d’une toile qu’il croit reconnaître parmi l’éboulis de mots noirs. Chaque le et chaque la le rapproche d’un autre mot, plus noir que noir. Car il est clair que le semblant de mouvement qui se dessine ici au gré du poignet, dont l’ondoiement presque musical lorsqu’il tourne les pages l’envoûte, fait écho à la blancheur du clavier éteint, exigeant infiniment plus qu’il ne saurait donner. Qu’il n’a.

*

De telles ténèbres s’apprivoisent-elles ? Le kérosène qui brille de mille feux n’est pas prêt de vouer son absence de mèche à l’ouvrage qu’il voudrait avéré. Mais qu’y peut-il ? La carrosserie de la parole s’abîme dans une image pure parmi ces ruines qui n’annoncent aucune parousie à ses yeux, contenants de leur propre cendre. Nul doute qu’il en serait de même dans un préau ou pré désert, les morts ayant depuis longtemps déjà fui le seul office qui leur fut jadis dévolu.

*

Ainsi. La nuit ? Telle l’inaudibilité d’un chant dit plain, dans l’absolu dénué de hauteur. Et de bassesse, aussi, jusqu’à ce que lui-même se fonde dans cette intermittence, dans ce territoire sans mesure de l’oubli, récepteur des inexpiables quatuors soufflés à l’oreille de celui qui désire ne rien entendre. Les sirènes lapidées lorsque s’immole la paroi de la plus profonde des nuits ? C’est justement leur chant qu’il aimerait surprendre, déduction faite du dédale dont les réticules arborescents le ceignent.

*

Puis la tubercule calcinée. Puis la pierre retournée, ravaudée, carbonisée – récalcitrante. Puis l’appel de l’arrêt, de l’arête, qu’elle soit morte ou d’airain. Puis le lapis-lazuli de la chambre close. Puis les aperceptions d’un soir où tout se distend au prix de ce seing qui ne sera jamais le sien. Puis l’ancien fil dont le symbole est thyrse ou torsade. Puis le peu de ci ou de ça qu’impose une pierre tombée entre les mains des pléromes.

Trois poèmes de Jean Tortel

Oscillant un peu mais presque
Immobile dérangé dérangeant
Son ombre qui le figure
Dénaturé ou noir

Elle cassée sur une haie ou sur un mur
Qu’elle troue parce qu’elle
S’effiloche se décompose
En perdant ses limites abstraite

Danseuse dessinée par l’absence de feuilles
Le jeu bleu vert profond découpé constitue
L’arbre vitrail.

*

Oscillant un peu mais presque
Immobile, dérangé dérangeant
Une ombre qui me figure
Dénaturé ou noir,

Tracée, figurée elle-même
En signes noirs aussi, dénaturants
Aussi. Une ombre cherche
Le sens d’un tracé sinueux
Qui est le sens.

Traverse la transparence,
Désigne le corps et bute
Sur une opacité.

*

En face de quoi. Défaite
En cet amas, ou feuillaison,
Ou trouée d’ombre derrière
Ce qui se targue d’apparaître.

Les toiles d’araignée salissent
La sécheresse du cyprès.

Les mots sont mélangés,
Rarement à leur place.

Ils sont l’envers
D’un texte indéchiffrable.

Deux poèmes de Tomas Tranströmer

Silence

Passe ton chemin, on les a enterrés…
Un nuage glisse sur le disque solaire.

La famine est un grand édifice
qui se déplace la nuit durant.

Dans la chambre, la barre obscure d’une
cage d’ascenseur s’ouvre sur les entrailles.

Des fleurs dans le fossé. Fanfares et silence.
Passe ton chemin, on les a enterrés…

L’argenterie survit en immenses essaims
dans les bas-fond où l’Atlantique est d’ombre.

*

Paraphes

Je dois passer
le seuil obscur.
Une salle.
Blanc, le document rayonne.
Bien des ombres s’y déplacent.
Tous veulent le signer.

Jusqu’à ce que la lumière m’eût rattrapé
et replié le temps.

(tr. fr. Jacques Outin)

Vocation

L’écriture l’appelle à elle. Tacitement.

Du jour au lendemain, il dit savoir manier le Verbe, évoque son « alchimie ».

Tout cela passe son entendement.

Puis l’horizon du monde audible se retire pour laisser filtrer une poignée de graines pulvérulentes.

Un jour elles mûriront en inscriptions indéchiffrables.

Orts

Peeling the pod, skin by skin, layer by layer, till you reach the kernel. What’s left? Heart of the mandorla? No, nothing. It would be simpler to let the hand do its work, the hand freed from its precipitates – emotion and the mind – roaming across the page without rhyme or reason, not bound for any particular destination; merely chattering, recording motion like a palm grazing the surface of a lake and hoping to hang still. Without any concern for the trajectory of sense yet not exactly senseless. Abiding and biding its time as the embers crackle and endure the duress of endlessness.

Fascination: no means of gauging how little or how long has gone by.

Tempting, then, to forget how cantankerous the heart. Mine and that of others. (Always another’s not mine). To forget the scheming, the hierarchies, the cockles and ventricles carved into a block of ice. And the scenes of solitude. The nascent sorrows. And the absence of a soul.

Context exonerates us and desecrates us one mask at a time.