Geist

Hegel est un adversaire redoutable. Blanchot croit l’avoir plaqué contre sa propre pensée, s’imagine avoir ingénieusement court-circuité la dialectique en y exposant passivement les failles les plus absolues, mais l’Allemand revient à la charge en lui opposant l’apathie encore plus parfaite d’un mécanisme universel. L’indifférence machinale de ce monde qui suit son cours est telle que tout se laisse relever par elle, même le cri strident de Kurtz sur son lit de mort : « The horror! The horror! » Rien, absolument rien n’est irrelevable.

Rien n’est trop atroce. Rien de monstrueux, rien de proprement inhumain qui ne soit d’une banalité toute-puissante. Et quelle erreur, quelle horreur de se croire vainqueur parce qu’on a choisi la voie de la mort qui ruine tout. Car la mort, c’est la relève même. Que je le veuille ou non, mon cadavre servira, et il n’y a pas d’issue à cette négativité pure qui ne cesse de donner un sens insensé au pire, au plus inadmissible qui soit. Certains ont scandé, après l’expérience des camps de la mort, « plus jamais » et ils y ont cru – comment auraient-ils pu ne pas y croire ? Puis le jamais s’est mué en encore, puis en à venir. Les charniers, la souffrance, les tortionnaires viennent à nous, sans relâche. Ils ont besoin de consommer notre mort. L’animal même est pure dialectique.

L’Aufhebung neutralise tout, davantage que le neutre. La relève pure ne fait aucune différence entre celui qui en relève et celui qui cherche à s’en extirper (le bouddhiste rêvant de mettre fin à la roue des renaissances). L’Aufhebung, c’est l’autre nom de la Loi. Qu’on la connaisse ou non, elle vérifie son emprise sur nous à chaque instant et nous ne faisons que confirmer son hégémonie lorsque nous nous y opposons. Pas de subversion possible : toute rébellion n’est qu’une ratification en profondeur, car lorsque la loi se contredit, c’est seulement pour mieux asseoir sa légitimité. Nous avons beau censurer cette pensée, elle nous hante en nous renvoyant nos propres impostures – nos propres relèves – à la figure.

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Notre ère est celle de l’économie, de la mathématisation. Rien n’excède sa capacité à saisir l’existence jusque dans les moindres éléments, à subsumer chaque élément en son sein. Elle est une traduction parfaite de l’Aufhebung, une mise en œuvre magistrale de la dialectique, fût-elle négative.

Tout a un prix, même ce qui n’en a pas. Tout a une valeur, même ce qui semble être dénué de valeur. Tristan Garcia l’expose éloquemment dans Forme et objet : le système économique actuel triomphe de tout car il a la capacité de tout transformer en signe monétaire, même et surtout le rien qui le défie. Tout, absolument tout est récupéré, à commencer par l’irrécupérable. On se heurte ainsi à un drôle de paradoxe : notre époque s’adonne impunément au gaspillage, mais elle opère in extremis un recyclage, en dollars, en euros, en roubles, en yuans, de tout ce que nous dilapidons.

Tout a une valeur, y compris ce qu’on persiste à appeler « nos valeurs ». Cela les rend suspectes aux yeux de ceux qui rêvent de ruiner le système alors que celui-ci a déjà prévu une niche de marché pour les amateurs de ruines et pour les poètes qui chantent la pulvérulence de la parole (al-waqfa ‘ala al-atlal). D’où la hantise de la foi, peut-être la seule chose suffisamment déraisonnable, suffisamment absurde, suffisamment idiote qui puisse se mettre en travers de la perfection dialectique.

Foi qui repose non pas sur un dieu quelconque, mais sur le néant, qui est le double du divin. Peut-être faut-il passer par là.

Ou laisser passer la caravane.

sovegna vos

Quand j’avais dix-neuf ans et que je m’apprêtais à m’inscrire à l’université, j’hésitais entre l’histoire, la critique et la théorie, d’un côté, et la création littéraire, de l’autre. Si j’ai opté pour le transitif aux dépens de l’intransitif, c’est parce que je pressentais quelque chose de terrible qui menaçait de démolir ma conception romantico-expressionniste de l’Art : il faut avoir beaucoup lu pour savoir écrire. Souviens-toi de tes lectures. Sache que tu ne peux écrire n’importe quoi n’importe comment.

C’est ce murmure qui nous stoppe net lorsqu’on s’enivre de l’idée d’une œuvre fondatrice, sans précédent, car il se trouvera toujours quelqu’un de plus malin que soi pour pointer la fausse cathédrale du doigt et en démasquer la bicoque. Soit on lit tout, quitte à différer le désir d’écrire de quelques décennies, avant de s’atteler à la rédaction d’un texte imprenable, à l’image de la Bibliothèque absolue, soit on lit peu en croisant les doigts, persuadé qu’un risque encouru est en soi une cuirasse.

Mais comment trouver le temps de tout parcourir ? Si certains se sentent appelés par la lecture au point d’y plonger jour et nuit, dans l’incessance de son bruissement multiple, d’autres se tournent vers le rêve d’un Livre unique, sui generis. Un tel rêve exclut les habitudes pathologiques du critique et de l’universitaire, car s’il est vrai que nos lectures conduisent à l’apparition d’œuvres nouvelles, l’écriture littéraire exige néanmoins qu’on interrompe, tôt ou tard, la lecture.

Déjouer les déviations et démultiplications de la lecture : telle est, à mon sens, l’une des fonctions de l’écriture. Cesser de lire afin d’écrire ; se dévouer au Léthé, à ce fleuve de l’oubli qui fait fi du passé et qui ne coule dans aucun sens, étant dénué de temporalité. Ou encore qui charrie une autre temporalité, là où les lectures déjà faites subsistent, mais en un lieu insituable.

J’écris pour oublier que j’écris, oui, mais aussi pour oublier que j’ai lu, que je lis et que je lirai.

Et j’entends encore cette voix qui me dit :

« Souviens-toi que la littérature exige que l’on parcoure les territoires de l’oubli et de l’achronie, que l’on soit non seulement le dernier à écrire, le “dernier écrivain”, mais aussi, sans jamais pouvoir le devenir, le tout premier. »

‘These fragments I have shored against my ruins’

On s’étonne de ce que György Kurtág ait tourné le dos aux fragments. Mais Webern en fit autant avant lui. Rendons-nous à l’évidence : tous ceux qui pratiquent l’écriture fragmentaire finissent par s’en lasser. Même le « désir demeuré désir » de René Char est susceptible de s’épuiser par excès de virtualité. Des métamorphoses vitales s’effectuent à notre insu au fil des ans, et un beau jour la totalité constellée s’impose comme seule visée possible (voyez Anselm Kiefer). Non pas que ce ne fût déjà le cas, le fragment étant lui-même une sorte de Tout miniaturisé, un hérisson farouche. Mais nous devons désormais reconnaître ouvertement que tout éclat germe et bourgeonne vers plus grand que lui. Le morceau prend racine, comme en dépit de lui, et finit par croître, peu importe la fragilité de l’arbre. Car s’il est vrai que la brisure engendre le désir en laissant à désirer, ses lacunes s’avèrent un jour n’être que des lacunes. Non, on ne se départit pas de l’œuvre absolue pour aussi peu que des bribes.

In due tempi

Lorsque j’ose, à mes heures perdues, fantômes aidant, me donner des airs d’écrivain, je m’imagine assis sur un tabouret, le bras droit accoudé au bord de la table, les doigts suintants s’emparant d’une plume que j’aurais d’ores et déjà pu tremper dans l’encrier, mais dont l’aridité me permet de faire des encoches – invisibles à l’orée du soir – à même les fibres de la feuille presque blanche. Nous sommes en 1876. Puis, tout à coup, l’encre se met à couler au-dedans de mes tempes. Petit à petit, le battement des mots se fractionne jusqu’à ce que s’en dégage une délicate polyrythmie ; des clusters inaudibles se forment doucement avant de se dissiper, et le déluge d’encre semble soudain imminent. Au terme de cet instant interminable, je me retrouve en présence d’une substance étrange : je. Non pas moi, bien sûr, mais l’autre, celui qui tient la plume et s’efforce d’accorder les verbes malgré leur vacarme proverbial. Puis un gribouillis d’éclats efface les figurations que j’avais tracées, à la pointe acérée, sur la menue surface du papier. L’enchaînement des gestes est d’une violence inouïe et je crois que quiconque verrait mes yeux crayeux s’en détournerait. Mais il n’en est pas moins vrai qu’une forme – la forme, seule et unique – finit par se manifester. Nous sommes en 1876.

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Qu’est-ce qui a bougé entre le moment où ma rêverie – ni la première, ni la dernière – s’est mise en branle et celui où je revins à moi, conscient de mon incapacité à traduire ces bribes de parole qui traversent mon esprit et qui réclament un dialogue écrit, danse joignant mes deux mains à ce lieu protéiforme qu’on appelle parfois le corps pensant ? Ou simplement pesant, car ce qui se faufile entre le n et son absence, entre ces infinis verbes-variables qui cherchent à s’incarner en nous et leur irréalité, c’est un poids insoutenable, le poids d’une multitude de figurations et de défigurations que je ne parviens pas à assembler, car j’existe ici et maintenant, perpétuellement au présent.

writ two years ago or so

The appeal of purity: prior to all semblance of duality. A will unto mastery. To be at ease in the encroaching dark. And to say: here is my home. Is it to be a seer, an image-maker? Or simply to dance yourself into a whirl? Perhaps composition; perhaps improvisation. Regardless, a starting point must be circumscribed. Or else absence of sense in the beholder’s eye.

Is is that all literature falls short of what I mean to mean? Or is the sharp intimation that none of the books I have read cut it the sign of a more incisive book to come? What I wish to capture with the chisel of language is other: it is poetic but not poetry and therefore nearer to it. A phenomenon? A body truly pried into? It could be said that all of my attempts stem from and toward this namelessness. Silent once and for all? No. There is invariably the other. Unfathomable. Nearer to me than I myself. Originary. At times, music impels this aperture without naming it. And then I strive to describe this event in words, always apart. So foment it instead: that much is clear. But how? First off, lone wolf. Alone in the midst of company. One’s own truth, as Celan says. Independence within the world, as Palmer says. Divest yourself of all fear and stand. There – elsewhere. Poetic space only opens up in rupture, in rapture. First the eye slips through a breach and then the body. Whole and no longer belonging to itself.

I must articulate, by any means necessary, beauty. What I have been through already, go through again in writing. Dwelling within a language, no matter which one. Though English cannot but be closest (even music we hear in some tongue). Delve into solitude until it yields an aura of its own and unshells its mouth.

Littérature et pléthore

Un parcours parsemé de livres – de la reconnaissance du premier aleph entr’aperçu jusqu’à ce sigle que tu viens de déchiffrer, cher lecteur, chère lectrice – et qui ne repose sur aucune pierre de touche, se sachant dépourvu de destin. Voilà peut-être ce que Heidegger entendait par Holzwege. En l’absence d’un commencement et d’une fin définissables, le sentier sylvestre serpente à l’infini, n’aboutissant jamais ailleurs que nulle part.

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Chimérique cheminement.

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Pourquoi prévaut-t-elle, cette transe hagarde qui empoigne celui qui se livre sans réserve au langage ? Ce ne sont pourtant pas les jalons qui manquent. Il existe d’innombrables commentaires, gloses, explications, notes en bas de page et bibliographies, pour ne rien dire des disquisitions herméneutiques qui finissent par déloger l’objet de leurs attentions. Tout concourt à ériger des cairns dans cette forêt de symboles d’où nous sommes sans cesse débusqués. Mais les pèlerins qui arpentent l’espace littéraire savent que toute parole proférée n’est qu’une prolongation de la promenade, un supplément d’égarement qui ne peut qu’exacerber la perte de sens initiale.

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Mieux vaut errer sans arrière-pensées. Ou encore : il est nécessaire de se vouer à l’amnésie du vagabondage, faute de pouvoir concevoir un système hermé(neu)tique, d’être à même de bâtir une demeure au sein du langage – n’en déplaise à celui qui affirma que « Die Sprache ist das Haus des Seins ». À moins qu’il ne s’agisse d’un gîte de fortune, dé/pliable selon l’exigence du moment, de l’événement…

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Inutile de chercher son chemin parmi les cailloux éclatés, ils nous ont d’ores et déjà transpercé la plante des pieds.

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Apprendre à perdre, apprendre à se perdre. Délaisser la Littérature au profit des signes, des traces et de leur écart. Ce qui est écrit, ce qui est lu et ce qui est tapi dans l’abîme qui sépare ces deux gestes. Ni plus ni moins.

Écrire, c’est raturer, endiguer l’intarissable flot du λόγος.

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Les vocables ne cessent de remuer, même lorsqu’on croit les avoir amarrés à la feuille gorgée d’encre.

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Nul répit ne semble concevable : dès qu’il se trouve en présence d’un stylet, le sujet est écartelé entre le désir de mettre un terme à son babil interne et le besoin de le pétrifier et de le pétrir, c’est-à-dire de le transcrire.

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Le texte est un gisant dont le corps ne cesse de gigoter.

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Dukkha. C’est l’une des quatre nobles vérités du bouddhisme, l’ineffaçable trait d’union entre existence et souffrance, qui signifie ceci : faute de ce sentiment d’inassouvissement, je n’aurais pas lieu d’être. D’où l’exigence de méditer. Méditer en vue d’élaguer le fil de cette parole qui nous lie pieds et poings, qui se tisse impunément de soi-même et qui transperce le silence – l’inaccessible abri.

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Écrire, c’est ébrécher la parole. Amputer le monologue intérieur qui parfois se dévide en trois ou mille langues à la fois. Le perforer afin de faire advenir une parole autre, une parole à même de tenir debout en dépit de tout. En dépit de ceci.

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Tenir la distance.