Je repense à l’une des allégories du Spleen de Paris, « Chacun sa chimère », où l’on croise deux pèlerins parasités par une « bête féroce » qui leur fléchit le dos. Ne sachant ni d’où ils viennent ni où ils vont, ils sont parfaitement inaptes à penser leur condition, tout comme, peut-être, ces fameux troglodytes platoniciens, vivant dans cette autre allégorie de la vérité qui aspire à épouser le soleil comme une ombre.

Ma chimère à moi, c’est la littérature. Elle puise sa force dévorante dans un vague éblouissement, dans une promesse qui pèse plus lourd que les bêtes de Baudelaire. Les pèlerins et moi ployons sous le poids nourricier de notre fardeau, car il nous est plus léger que l’insoutenable, que l’absence de toute charge – la liberté absolue, en tant que telle. L’insoutenable, c’est lorsqu’il ne reste rien à soutenir, lorsqu’on porte ce rien même sur nos épaules – c’est l’écriture telle qu’elle se donne à moi et, je crois, à bien d’autres : errante et sans mire. Impensable.

Agora

La parole publique est logorrhée. Se produire devant l’assistance, c’est meubler l’espace et le silence, colmater les brèches du temps suspendu. Lorsque j’écoute une conférence, j’ai parfois l’impression que la réussite de l’orateur dépend exclusivement de sa capacité à ne pas se laisser submerger par le vide qui risque de sourdre à tout moment. Parler, ce serait donc tenir à distance l’horreur d’être livré à soi-même. Il faut mobiliser tous ses moyens pour ne pas être pris au dépourvu par une aporie impromptue, pour ne pas être surpris par ces trouées muettes qui menacent de se muer en abîmes. La force de la parole publique, donc, c’est d’être toujours en mouvement, perpetuum mobile menant une lutte sans merci contre le monstre du silence. (En anglais, on le désigne du nom d’awkwardness.) Ainsi, il est interdit de se livrer à une parole toute en lacunes, parole percée ou perforée qui serait trop proche de l’insavoir et du désarroi. Pour tout dire : de l’échec, voire (dans le pire des cas) de l’humiliation.

Telle est la dure loi qui règne sur toute situation où l’on doit s’exposer. Dans le contexte des études littéraires, cette loi occupe une place singulière en raison du privilège accordé aux lettres. Beaucoup aimeraient se passer de la rhétorique au sens strict (oratoire) du terme : au lieu de capter l’attention de l’auditoire par toutes les voies possibles et impossibles (langage corporel, voix, théâtralité), ils rêvent de s’en tenir à l’éthéréalité du papier, où le locuteur disparaît derrière son propos, qui n’est d’ailleurs plus absolument le sien. Une fois que le corps et son larynx sont mis de côté, la parole s’avère autre que ce qu’elle paraît, au jour le jour, lorsque nous agissons verbalement. Car « agir » signifie généralement être décisif, ne pas tourner autour du pot, franchir la distance au lieu de tenir à l’écart. Tout l’inverse de l’infinie lenteur dont je fais preuve en écrivant.

Polis

L’indécidable n’est pas seulement hésitation ou oscillation devant un embranchement de possibles, mais aussi devant le dilemme entre possible et impossible. On se souvient du slogan de Mai 68, « Soyez réalistes, demandez l’impossible ! », qui énonce on ne peut plus clairement le programme de toute utopie à venir. Mais trancher en faveur de l’impossible – d’un monde juste où régnerait l’égalité absolue – est une décision sans cesse entravée ou différée par les mécanismes de la vie même. Nietzsche l’a pressenti, il n’y a rien de plus cruel que la vie et la nature – rien n’est plus indifférent au sort individuel. Car la vie n’a cure du vivant. Ainsi, l’impossible justice à venir se confond avec la mort même, the Great Equalizer, tout comme l’utopie paradisiaque est recherchée par toutes les religions dans l’au-delà. Pas de perfection ici-bas, par définition. Pas d’égalité, pas de liberté, pas de fraternité, à moins que ce ne soit parfois à peu près le cas.

C’est pourquoi le maintien de l’indécidable aux dépens de la décision, c’est-à-dire du mou aux dépens du tranchant, est à la fois une exigence éthique et une chimère. Je songe ici aux jaïnistes et à leur pratique de balayer le sol avant de faire le moindre pas pour ne pas écraser, par mégarde, les bestioles… On fait ce qu’on peut, dans la mesure de l’impossible, mais il est difficile de ne pas se laisser porter par la pulsion et l’impulsion ou, pour le dire crûment, par le mal. Seul le mal est véritablement possible et toute prise de décision nuit à l’un ou à l’autre, à toi ou à moi, irréversiblement. À moins de se tenir au plus près de la mort pure, tel un Sacrifié, auprès du pas au-delà. Et encore. Non, hélas, seule demeure la voie du minimalisme : le moins de mal possible, tout en sachant que cela disqualifie d’emblée l’absolu dont toute éthique a pourtant besoin pour faire sens.

Encens

Au-delà de l’ironie et de ses indénombrables strates, la prière est la vraie voie de l’art. Tout a déjà été dit à ce sujet : la création n’a de noblesse que sous un jour divin et chaque mot écrit devrait faire signe vers Dieu et l’accueillir. Je ne parle pas ici du Dieu incohérent et niais au nom duquel on hait et tue, mais de celui qui rend possible l’expérience de l’ineffable et qui marque parfois les choses de ce monde du sceau passager d’un sens.

ignis fatuus

Fumer, c’est faire l’apprentissage du dénuement. Un manque qui n’existait pas auparavant apparaît. La psyché est criblée de lacunes béantes, inobturables. Tirer une latte, puis une autre. Seule la fumée peut pénétrer par un trou si fin, seule la fumée et non la pensée. « N’éteignez pas l’Esprit », est-il écrit dans la première Épître aux Thessaloniciens, ce qui veut dire : n’étouffez pas le feu qui se consume à l’intérieur de votre âme, ce brasier irréductible.

Cet esprit est désormais sursis, vie fantomatique à ponctuer, clope au bec, d’inspirations mortifères.

J’ai donc arrêté. Je ne veux plus m’immoler au nom d’une volute éphémère. Je veux m’embraser du dedans en me livrant au néant, laisser l’orifice se remplir d’air. C’est l’évidement, le dénuement, le dépouillement de celui dont le souffle perd son feu, l’ardeur du désir qui n’a plus qu’un rien ardent en guise d’habillement, le pli d’une flamme éteinte.

Medea

Hurt is unrelenting, yet something subsists in spite of it.

Betrayed by her thankless husband, the witch exacts retribution. She slays her offspring, then dispatches Jason’s lover a golden coronet and dress, both barbed with poison. All protagonists perish save for the sorceress, who flees and inaugurates a further chapter of her life in Athens. Later, she returns to Colchis or – if Herodotus is to be believed – settles among the Aryans. All is forgotten.

It cannot but be a waste, an incomprehensible gesture, a spell of folly. To slaughter one’s own kin to wipe out any remaining specks of semen; to quell the body of he who bore half your progeny. Yet the deed had to be done. No other path would have been as satisfactory.

This is a tale not of vengefulness, but of justice. Against those who would have her believe that the sting of betrayal can be overcome; against those who would have her believe that a feigned turn of the other cheek (an anachronism) could have led her down the path of tameness and civility, she quickens her will with a purity of intent stark enough to obliterate the past, beyond forgetting and forgiveness.

As for us, contentedly pacing to and fro amid our century’s quagmire, we quake at the mere thought of defiance. ‘Our debts are heavy enough as is! We cannot so much as dream of shaking off their yoke!’ We cannot conceive of existence beyond our burdens, yet each and every one of us knows this to be the truth: there is bad blood between we, the weak, and those to whom we’ve lost and to whom we still yield, day after day.

Solely immolation can reverse such an affront. Solely folly.

“The art of losing isn’t hard to master…”

C’est si simple, rien ne l’est davantage : il faut apprendre à (se) perdre, comme dans le poème d’Elizabeth Bishop ; il faut s’élever soi-même au rang d’arte povera, s’égriser jusqu’à ce que toute ombre d’éclat nous soit ôtée, descendre toujours plus loin dans la pierreuse noirceur des marches, ne plus se laisser séduire par les accidents de la parole, car la perte y est encore trop peu pure. Il faut dévisager son propre cadavre, auto-memento mori, et dialoguer avec ce gisant que nous sommes et qui ressemble à lui-même. Oui, il faut que la perte ressemble le plus possible à la perte et c’est là – peut-être? – que se fera entendre la voix, celle-là que j’attends et qui seule me permettrait d’écrire, enfin, que ma fin est mon commencement.

Pâtir

Les jours s’écoulent à une telle vitesse qu’il devient impossible de les saisir au vol. Le rythme enlevé qui marque leur passage trahit l’indifférence intrinsèque du temps, qui devance toute tentative d’analyse. Tel le métabolisme d’un colibri, rien ne demeure en place plus longtemps qu’un clin d’œil, ce qui rend peu aisé le travail d’observation.

Interchangeabilité des choses se dissolvant les unes dans les autres au fil des secondes et ne laissant derrière elles qu’un imbroglio de traces équivalentes.

Cela est l’insupportable même. Car si la désinvolture que les Grecs anciens attribuaient aux dieux s’est avérée être celle du monde, elle a quelque chose de terrible. D’un côté, chacun de nous est un désert à lui seul, unique et irremplaçable dans son aridité. Mais ce désert s’étend à perte de vue et cette perte qui va vers l’autre nous engouffre, comme Büchner l’a pressenti :

Jeder Mensch ist ein Abgrund, es schwindelt einem, wenn man hinabsieht.

« Tout être humain est un abîme ». Ce vertige du regard lorsqu’on le plonge dans nos propres yeux est à la fois le degré zéro du soi et son dédoublement ou Doppelgänger. Dans l’absolu, chacune des deux singularités vaut autant que l’autre, puisqu’elles sont également mortelles, mais qui dit différence (voire différance) dit lutte, inégalité et hiérarchisation. Que les choses, étant foncièrement relatives, ne se montrent pas sous le même jour lorsqu’on ajuste la focalisation, cela va de soi. Mais ce qu’on tend à oublier, c’est que ces variations sont source de souffrance. Le mal d’être soi tire justement son origine de l’indifférence paradoxale du monde à l’égard des différences qui le constituent. Le fait que tel point de vue ne vaut pas plus ou moins que tel ou tel autre, chacun étant l’autre de l’autre, nous livre au désespoir au lieu de neutraliser le poison. Lorsqu’on souffre profondément, avant que l’irrévocable imminence de la mort ne se fasse sentir, je vaut infiniment plus que on, plus que tu, vous ou nous, peu importe si cela est faux. La valeur évacuée sub specie aeternitatis par l’apathie du temps – vanitas vanitatum – resurgit pour et en nous à travers la douleur ; le sens repose sur le débordement du non-sens avant d’y sombrer à nouveau.