‘These fragments I have shored against my ruins’

On s’étonne de ce que György Kurtág ait tourné le dos aux fragments. Mais Webern en fit autant avant lui. Rendons-nous à l’évidence : tous ceux qui pratiquent l’écriture fragmentaire finissent par s’en lasser. Même le « désir demeuré désir » de René Char est susceptible de s’épuiser par excès de virtualité. Des métamorphoses vitales s’effectuent à notre insu au fil des ans, et un beau jour la totalité constellée s’impose comme seule visée possible (voyez Anselm Kiefer). Non pas que ce ne fût déjà le cas, le fragment étant lui-même une sorte de Tout miniaturisé, un hérisson farouche. Mais nous devons désormais reconnaître ouvertement que tout éclat germe et bourgeonne vers plus grand que lui. Le morceau prend racine, comme en dépit de lui, et finit par croître, peu importe la fragilité de l’arbre. Car s’il est vrai que la brisure engendre le désir en laissant à désirer, ses lacunes s’avèrent un jour n’être que des lacunes. Non, on ne se départit pas de l’œuvre absolue pour aussi peu que des bribes.

In due tempi

Lorsque j’ose, à mes heures perdues, fantômes aidant, me donner des airs d’écrivain, je m’imagine assis sur un tabouret, le bras droit accoudé au bord de la table, les doigts suintants s’emparant d’une plume que j’aurais d’ores et déjà pu tremper dans l’encrier, mais dont l’aridité me permet de faire des encoches – invisibles à l’orée du soir – à même les fibres de la feuille presque blanche. Nous sommes en 1876. Puis, tout à coup, l’encre se met à couler au-dedans de mes tempes. Petit à petit, le battement des mots se fractionne jusqu’à ce que s’en dégage une délicate polyrythmie ; des clusters inaudibles se forment doucement avant de se dissiper, et le déluge d’encre semble soudain imminent. Au terme de cet instant interminable, je me retrouve en présence d’une substance étrange : je. Non pas moi, bien sûr, mais l’autre, celui qui tient la plume et s’efforce d’accorder les verbes malgré leur vacarme proverbial. Puis un gribouillis d’éclats efface les figurations que j’avais tracées, à la pointe acérée, sur la menue surface du papier. L’enchaînement des gestes est d’une violence inouïe et je crois que quiconque verrait mes yeux crayeux s’en détournerait. Mais il n’en est pas moins vrai qu’une forme – la forme, seule et unique – finit par se manifester. Nous sommes en 1876.

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Qu’est-ce qui a bougé entre le moment où ma rêverie – ni la première, ni la dernière – s’est mise en branle et celui où je revins à moi, conscient de mon incapacité à traduire ces bribes de parole qui traversent mon esprit et qui réclament un dialogue écrit, danse joignant mes deux mains à ce lieu protéiforme qu’on appelle parfois le corps pensant ? Ou simplement pesant, car ce qui se faufile entre le n et son absence, entre ces infinis verbes-variables qui cherchent à s’incarner en nous et leur irréalité, c’est un poids insoutenable, le poids d’une multitude de figurations et de défigurations que je ne parviens pas à assembler, car j’existe ici et maintenant, perpétuellement au présent.

Vocation

L’écriture l’appelle à elle. Tacitement.

Du jour au lendemain, il dit savoir manier le Verbe, évoque son « alchimie ».

Tout cela passe son entendement.

Puis l’horizon du monde audible se retire pour laisser filtrer une poignée de graines pulvérulentes.

Un jour elles mûriront en inscriptions indéchiffrables.

Orts

Peeling the pod, skin by skin, layer by layer, till you reach the kernel. What’s left? Heart of the mandorla? No, nothing. It would be simpler to let the hand do its work, the hand freed from its precipitates – emotion and the mind – roaming across the page without rhyme or reason, not bound for any particular destination; merely chattering, recording motion like a palm grazing the surface of a lake and hoping to hang still. Without any concern for the trajectory of sense yet not exactly senseless. Abiding and biding its time as the embers crackle and endure the duress of endlessness.

Fascination: no means of gauging how little or how long has gone by.

Tempting, then, to forget how cantankerous the heart. Mine and that of others. (Always another’s not mine). To forget the scheming, the hierarchies, the cockles and ventricles carved into a block of ice. And the scenes of solitude. The nascent sorrows. And the absence of a soul.

Context exonerates us and desecrates us one mask at a time.

writ two years ago or so

The appeal of purity: prior to all semblance of duality. A will unto mastery. To be at ease in the encroaching dark. And to say: here is my home. Is it to be a seer, an image-maker? Or simply to dance yourself into a whirl? Perhaps composition; perhaps improvisation. Regardless, a starting point must be circumscribed. Or else absence of sense in the beholder’s eye.

Is is that all literature falls short of what I mean to mean? Or is the sharp intimation that none of the books I have read cut it the sign of a more incisive book to come? What I wish to capture with the chisel of language is other: it is poetic but not poetry and therefore nearer to it. A phenomenon? A body truly pried into? It could be said that all of my attempts stem from and toward this namelessness. Silent once and for all? No. There is invariably the other. Unfathomable. Nearer to me than I myself. Originary. At times, music impels this aperture without naming it. And then I strive to describe this event in words, always apart. So foment it instead: that much is clear. But how? First off, lone wolf. Alone in the midst of company. One’s own truth, as Celan says. Independence within the world, as Palmer says. Divest yourself of all fear and stand. There – elsewhere. Poetic space only opens up in rupture, in rapture. First the eye slips through a breach and then the body. Whole and no longer belonging to itself.

I must articulate, by any means necessary, beauty. What I have been through already, go through again in writing. Dwelling within a language, no matter which one. Though English cannot but be closest (even music we hear in some tongue). Delve into solitude until it yields an aura of its own and unshells its mouth.

Littérature et pléthore

Un parcours parsemé de livres – de la reconnaissance du premier aleph entr’aperçu jusqu’à ce sigle que tu viens de déchiffrer, cher lecteur, chère lectrice – et qui ne repose sur aucune pierre de touche, se sachant dépourvu de destin. Voilà peut-être ce que Heidegger entendait par Holzwege. En l’absence d’un commencement et d’une fin définissables, le sentier sylvestre serpente à l’infini, n’aboutissant jamais ailleurs que nulle part.

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Chimérique cheminement.

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Pourquoi prévaut-t-elle, cette transe hagarde qui empoigne celui qui se livre sans réserve au langage ? Ce ne sont pourtant pas les jalons qui manquent. Il existe d’innombrables commentaires, gloses, explications, notes en bas de page et bibliographies, pour ne rien dire des disquisitions herméneutiques qui finissent par déloger l’objet de leurs attentions. Tout concourt à ériger des cairns dans cette forêt de symboles d’où nous sommes sans cesse débusqués. Mais les pèlerins qui arpentent l’espace littéraire savent que toute parole proférée n’est qu’une prolongation de la promenade, un supplément d’égarement qui ne peut qu’exacerber la perte de sens initiale.

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Mieux vaut errer sans arrière-pensées. Ou encore : il est nécessaire de se vouer à l’amnésie du vagabondage, faute de pouvoir concevoir un système hermé(neu)tique, d’être à même de bâtir une demeure au sein du langage – n’en déplaise à celui qui affirma que « Die Sprache ist das Haus des Seins ». À moins qu’il ne s’agisse d’un gîte de fortune, dé/pliable selon l’exigence du moment, de l’événement…

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Inutile de chercher son chemin parmi les cailloux éclatés, ils nous ont d’ores et déjà transpercé la plante des pieds.

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Apprendre à perdre, apprendre à se perdre. Délaisser la Littérature au profit des signes, des traces et de leur écart. Ce qui est écrit, ce qui est lu et ce qui est tapi dans l’abîme qui sépare ces deux gestes. Ni plus ni moins.