γνῶσις

Je porte un gnostique en moi. Je me souviens de l’humiliation ressentie la première fois que j’ai lu cet aphorisme de Kafka : « Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde. » Comment admettre un tel commandement ? Quitte à accueillir l’autodestruction, autant en être soi-même l’auteur plutôt qu’en offrir le privilège à ce bas-monde. Le démiurge n’est pas Dieu, mais un usurpateur démoniaque, une parodie du Bien platonicien. Le monde n’est pas une création divine, mais un Enfer qui ne dit pas son nom, une déformation de l’impalpable Vérité. L’Âme se dévêt du corps ; elle gravit les marches de la Vérité, pas à pas, niant les plaisirs et les jours jusqu’à ce que seule demeure la Mort, implacable mais sublime. Le reste n’est que tentation, à l’image de celle de saint Antoine. Tout ce que nous sommes – tout ceci – est matière à rejet, à déjection.

C’est du moins ce que dit la gnose – la connaissance. Et si les Pères de l’Église l’ont rejetée, c’est parce que ce savoir est irrespirable, étant celui de la mort même. La gnose nous étouffe ; elle fait le lit des frustrés et des suicidés. C’est le paléonyme de notre reddition à l’évidence, de notre capitulation devant l’évidence mortuaire. Mais ce qu’affirme Kafka est tout aussi détestable, étant une autre forme d’abandon. Il admet l’autre versant de l’inadmissible, exigeant que l’on se range du côté du vainqueur, car il sait, mieux que quiconque, qu’il est risible de vouloir triompher des choses. C’est là son agnosticisme – c’est-à-dire son ignorance, son non-savoir assumé. Il sait qu’on ne peut rien contre le rien et que certaines ténèbres ont vocation à demeurer au plus profond de leur impénétrabilité. Il se détourne de la mort en tant que telle pour l’éprouver là où elle se donne, c’est-à-dire dans la vie même. Sa sagesse n’autorise donc que l’immanence : cela même dont on ne saurait – dont il n’a pu – se contenter.

Il faut une troisième voie, un étalon qui nous permette de faire la différence entre la bonne et la mauvaise transcendance et un étalon qui distingue entre la bonne et mauvaise immanence. Il faut apprivoiser le savoir autant que le non-savoir, savoir quand l’un doit primer sur l’autre, mais aussi quand il importe de renoncer à toute promesse de savoir. Toutes nos peines – et Dieu sait qu’il y en a – découlent de cette amphibolie indépassable, de ce double bind aux allures de nœud gordien. Et il est impossible de ne pas rappeler ici les trois stades de Kierkegaard : l’esthétique, l’éthique et le religieux, ce dernier étant une synthèse non-dialectique où l’intenable finit par tenir de lui-même et où l’insoutenable s’avère légèreté. Cela ne relève ni de la raison ni de la folie (de leur distinction). C’est autre et autre encore.

Je ne vois pas d’autre issue à cette douloureuse hésitation entre gnosticisme et agnosticisme. Entre le savoir qui d’avance connaît l’inéluctabilité du pire – la maladie, la perte, la mort – et le non-savoir qui s’en fait inconsciemment la proie, il faut une projection qui tienne compte de tous les maux à venir, mais qui persiste et signe malgré tout. Accepter et résister – les deux à la fois – face à cette infinie distance qu’on croit ne pas pouvoir tenir, mais que l’on tient toujours, nolens volens, jusqu’au bout.

You must be willing to die a meaningless death. In substance, this means you must be willing to live a meaningless life. Both statements are equally, utterly true, yet they are as unsatisfying as meaninglessness itself – in fact, they are synonymous with it. For life to be worth the traversal of its span, each one of us must retrieve something of value where there is none: an ordeal such that consolation is needed. Traditionally, this was the task of religion, and the miraculous retrieval of that ‘something’ worth living for was purportedly achieved via hieratic means. Alas, this model turned out to be as unsatisfactory as the trivial dread it initially sought to alleviate, leading to a kind of reversal: the ‘beyond’ – provided it exists in the first place – was revealed to have been of this earth all along. Indeed, the ‘beyond’ is but an intensification of the ‘here and now’. Transcendence, if it exists, is subservient to immanence, which means that we must settle for mere aesthetic instances as they manifest themselves, be it only occasionally. And on top of this evanescent experience of bliss, something else is now left over: quotations, reminiscences and intimations of a haunting, inaccessible otherness that, upon closer inspection, is inseparable from death itself. When it crystallizes into a mark or a remarkable event, its strangeness gestures towards a kind of opening – I do not know what else to call it – that holds up in spite of it all. It is a gap in the distinction between life and death (perhaps this distinction itself), lying neither here nor there. It is a vacant interval towards which art points, devising meaning. Yet even then the ghost of a doubt subsists: what was that? Was it meaningful or meaningless? As long as the nagging question remains, the answer will always disappoint us. For surely it is the latter – it must be the latter. Yet in spite of all this we’re not quite through with God’s wraith, whether it haunts us under this particular moniker or under another.

Amor fati

Chaque exilé trimballe un récit qui lui est propre. Soit. Mais on peut partager les migrants en deux espèces : volontaires et involontaires. Les catégories se recoupent, ce qui ne rend pas la distinction moins décisive. L’exilé volontaire quitte le sol natal pour des contrées perçues comme fructifères ou en concorde avec ses affinités culturelles, climatiques, politiques et/ou esthétiques. Mais l’exilé involontaire n’a rien demandé. Un conflit meurtrier éclate, une dictature perdure, et le désir de survivre se fait de plus en plus pressant. Ou encore c’est le père, la mère, qui décide de poursuivre son ascension sociale ailleurs, tout en courant le risque d’abdiquer ses acquis, sa dignité. L’enfant perd tout, gagne tout. Une autre parole, voire plusieurs autres, s’ouvrent à lui, alors que celle qu’il croyait être la sienne se referme.

Elle ne se tait pas complètement. Car lorsqu’il parle dans ces autres langues qui sont dorénavant plus proches de lui que la maternelle, il accueille les nouveaux vocables tel un palimpseste, alluvion par alluvion, comme étoffant le lit du fleuve invisible qui coule entre ses tempes et qui lui souffle ses répliques. Même camouflé, dissimulé au sein de la population qui l’a adopté et qu’il a adoptée, se confondant le plus souvent avec elle, perdure en lui une syntaxe dont il n’a pas totalement perdu la trace, car elle lui inspire – de manière absolument impromptue – des tournures qu’il n’aurait jamais songé à emprunter autrement, des tournants qui lui permettent d’échapper au soi qu’il croit être devenu. Le langage s’avère ainsi déroute vers le défaut d’origine, et jamais autant que lorsqu’il écrit, se noyant dans un flot d’enrouements qui bifurquent.

Écrivant, il espère pallier à l’égarement, puis c’est le contraire qui se produit. Il s’engage alors dans une autre voie, ruse désespérée : monter dans l’avion, parvenir – sept, huit heures plus tard – de l’autre côté de l’océan, où il s’imagine que quelque chose l’attend. Parfois il lit aussi dans cette première langue, aussi autre que toutes les autres, trifouillant à même la scansion, les sons, les accents, dans l’espoir d’y entendre une voix véridique, énonçant une révélation qu’il pourrait ensuite transcrire dans l’une de ces autres langues qui sont maintenant les siennes, au même titre. Ou plutôt, à toujours plus d’un titre, car c’est à ces phrasés-là qu’il prête l’oreille maintenant et qui, se dit-il par moments, forment le véritable fond de ce cours d’eau irréel, charriant babils et bruits, qui ruisselle en lui à rebours.

Il arrive que l’eau gèle, puis le monde devient audible au-delà de la liquidité des langues.

Mais la débâcle ne saurait tarder. Et chaque fois, c’est au hasard des heurts que la langue se remet en branle et qu’elle apporte un nouveau lot de paroles et de décibels, le submergeant du rythme impétueux des objets. Il se faufile ainsi entre les idiomes, il insère le sien propre dans l’infinie sinuosité des autres. Maniant plusieurs langues, il n’en parle aucune, et lorsqu’il s’immerge au fond de cet écoulement, là où le limon devient lit, il sait que ses mains, lorsqu’elles se promènent le long des soubassements, ne creusent que leur propre morcellement. Incapable de se vouer à la fiction fondatrice d’une langue, fût-elle adoptée, il cherche à en faire le tour, babélisant sa pensée le cœur serré, rêvant stupidement de cette contrée – l’autre contrée, maintenant –, plus pauvre et moins sauvage, où ses ancêtres éclusaient le jour finissant, verre après verre, nostalgiques d’un continent autre que l’ancien.

Prédiction et partition

Prédire avant de dire. L’errance a beau être inéluctable, il faut un plan, quitte à se fourvoyer dès les tous premiers traits. Il faut une partition qui donne sur des indications, préméditations et notations – tout un découpage topologique à partir duquel débroussailler un sentier, une manière de sentir. Lorsqu’elle s’applique au lecteur, l’analogie est transparente : en lisant, on interprète muettement les mots, on devient soi-même la « musicienne du silence » dont Mallarmé a esquissé la posture. Les phrases vibrent au contact des yeux, l’oreille s’éveille au rythme des paroles qui défilent de gauche à droite ou au gré d’un tout autre schème. On se laisse emporter par le mouvement. On l’entend.

Mais qu’en est-il de l’écrivain ? Au-delà de son désir de musicaliser la langue en permutant les assonances et les dissonances, il se voit contraint, en définitive, de renoncer à la partition. Il s’en départit dès la toute première phrase, dès qu’il se met à taillader la parole muette et ses toiles de signification, trop chargées de sens pour chanter. Et l’on ne peut tailler que dedans, en devenant soi-même l’esprit arachnéen du langage, Dédale prédateur et minutieux, jusqu’à ce que le texte devienne une toile captivante. Impossible cependant de savoir ce que l’on attrapera, quelle bête échouera en plein vol et, surtout, quelle empreinte elle laissera en gigotant et en gémissant. (Le texte se souvient de cette scène primitive pour que perdure la fascination).

La toile, le texte, la partition. Tous ces termes participent d’une seule et même logique : égarer et s’égarer, mais pas n’importe comment. Il faut, en lisant, en écoutant, consentir à la mort qui nous paralyse avant de nous consommer, à la mort devenue labyrinthe, chef d’œuvre architectural : expérience étouffante, affolante, ensorcelante. Au travers de cette épreuve spectrale et fantasmagorique qu’on appelle l’art, c’est l’insoutenable proximité d’un instant impossible – « l’instant de ma mort », disait Blanchot – qui anime notre désir d’écouter, de lire, de regarder, de sentir. Et si certaines œuvres sont plus prenantes que d’autres, c’est parce qu’il est des dédales plus aptes à nous contraindre de donner tout ce que l’on a et tout ce que l’on n’a pas.

Rituel

Pour que cesse l’errance des mots.

Unison, aimantant la langue le temps d’un dénouement.

Fouillis de paroles s’affouillant, lacis lovés les uns autour des autres.

Dans un premier temps, tout est à désespérer de tout.

Puis soudain le corps se laisse transpercer par ses propres nerfs.

Plus personne ne distingue la corde qui vibre de celle qui fait vibrer.

La phrase, fébrile, se tient tout près de la langue – en terre étrangère.

Elle parle en soi et en dehors de soi.

S’y abîme alors l’appel lorsqu’il s’abouche à l’appel.

Je repense à l’une des allégories du Spleen de Paris, « Chacun sa chimère », où l’on croise deux pèlerins parasités par une « bête féroce » qui leur fléchit le dos. Ne sachant ni d’où ils viennent ni où ils vont, ils sont parfaitement inaptes à penser leur condition, tout comme, peut-être, ces fameux troglodytes platoniciens, vivant dans cette autre allégorie de la vérité qui aspire à épouser le soleil comme une ombre.

Ma chimère à moi, c’est la littérature. Elle puise sa force dévorante dans un vague éblouissement, dans une promesse qui pèse plus lourd que les bêtes de Baudelaire. Les pèlerins et moi ployons sous le poids nourricier de notre fardeau, car il nous est plus léger que l’insoutenable, que l’absence de toute charge – la liberté absolue, en tant que telle. L’insoutenable, c’est lorsqu’il ne reste rien à soutenir, lorsqu’on porte ce rien même sur nos épaules – c’est l’écriture telle qu’elle se donne à moi et, je crois, à bien d’autres : errante et sans mire. Impensable.

Agora

La parole publique est logorrhée. Se produire devant l’assistance, c’est meubler l’espace et le silence, colmater les brèches du temps suspendu. Lorsque j’écoute une conférence, j’ai parfois l’impression que la réussite de l’orateur dépend exclusivement de sa capacité à ne pas se laisser submerger par le vide qui risque de sourdre à tout moment. Parler, ce serait donc tenir à distance l’horreur d’être livré à soi-même. Il faut mobiliser tous ses moyens pour ne pas être pris au dépourvu par une aporie impromptue, pour ne pas être surpris par ces trouées muettes qui menacent de se muer en abîmes. La force de la parole publique, donc, c’est d’être toujours en mouvement, perpetuum mobile menant une lutte sans merci contre le monstre du silence. (En anglais, on le désigne du nom d’awkwardness.) Ainsi, il est interdit de se livrer à une parole toute en lacunes, parole percée ou perforée qui serait trop proche de l’insavoir et du désarroi. Pour tout dire : de l’échec, voire (dans le pire des cas) de l’humiliation.

Telle est la dure loi qui règne sur toute situation où l’on doit s’exposer. Dans le contexte des études littéraires, cette loi occupe une place singulière en raison du privilège accordé aux lettres. Beaucoup aimeraient se passer de la rhétorique au sens strict (oratoire) du terme : au lieu de capter l’attention de l’auditoire par toutes les voies possibles et impossibles (langage corporel, voix, théâtralité), ils rêvent de s’en tenir à l’éthéréalité du papier, où le locuteur disparaît derrière son propos, qui n’est d’ailleurs plus absolument le sien. Une fois que le corps et son larynx sont mis de côté, la parole s’avère autre que ce qu’elle paraît, au jour le jour, lorsque nous agissons verbalement. Car « agir » signifie généralement être décisif, ne pas tourner autour du pot, franchir la distance au lieu de tenir à l’écart. Tout l’inverse de l’infinie lenteur dont je fais preuve en écrivant.

Polis

L’indécidable n’est pas seulement hésitation ou oscillation devant un embranchement de possibles, mais aussi devant le dilemme entre possible et impossible. On se souvient du slogan de Mai 68, « Soyez réalistes, demandez l’impossible ! », qui énonce on ne peut plus clairement le programme de toute utopie à venir. Mais trancher en faveur de l’impossible – d’un monde juste où régnerait l’égalité absolue – est une décision sans cesse entravée ou différée par les mécanismes de la vie même. Nietzsche l’a pressenti, il n’y a rien de plus cruel que la vie et la nature – rien n’est plus indifférent au sort individuel. Car la vie n’a cure du vivant. Ainsi, l’impossible justice à venir se confond avec la mort même, the Great Equalizer, tout comme l’utopie paradisiaque est recherchée par toutes les religions dans l’au-delà. Pas de perfection ici-bas, par définition. Pas d’égalité, pas de liberté, pas de fraternité, à moins que ce ne soit parfois à peu près le cas.

C’est pourquoi le maintien de l’indécidable aux dépens de la décision, c’est-à-dire du mou aux dépens du tranchant, est à la fois une exigence éthique et une chimère. Je songe ici aux jaïnistes et à leur pratique de balayer le sol avant de faire le moindre pas pour ne pas écraser, par mégarde, les bestioles… On fait ce qu’on peut, dans la mesure de l’impossible, mais il est difficile de ne pas se laisser porter par la pulsion et l’impulsion ou, pour le dire crûment, par le mal. Seul le mal est véritablement possible et toute prise de décision nuit à l’un ou à l’autre, à toi ou à moi, irréversiblement. À moins de se tenir au plus près de la mort pure, tel un Sacrifié, auprès du pas au-delà. Et encore. Non, hélas, seule demeure la voie du minimalisme : le moins de mal possible, tout en sachant que cela disqualifie d’emblée l’absolu dont toute éthique a pourtant besoin pour faire sens.

Encens

Au-delà de l’ironie et de ses indénombrables strates, la prière est la vraie voie de l’art. Tout a déjà été dit à ce sujet : la création n’a de noblesse que sous un jour divin et chaque mot écrit devrait faire signe vers Dieu et l’accueillir. Je ne parle pas ici du Dieu incohérent et niais au nom duquel on hait et tue, mais de celui qui rend possible l’expérience de l’ineffable et qui marque parfois les choses de ce monde du sceau passager d’un sens.