Que vaut la vie d’un homme, d’un homme quelconque ? Peut-on trouver une situation digne de ce nom autrement que par le biais du nombre ? Car le chiffre ne saurait suffire à ces bêtes grégaires que nous sommes. Aussi fini, mourant et singulier soit-il, l’humain (trop humain) est aimanté par le dehors et le divers ; en lui-même et pour lui-même, sa valeur est incertaine, voire inexistante. Il a besoin d’une multitude autre, par voie de contraste et de prolifération, pour s’assurer sinon de son existence du moins de ce sens qu’il s’imagine être le sien. Chacun est attiré par ce qu’il n’est pas, et ce néant apparent, joyeusement séduisant, est ce qu’il convient d’appeler l’innombrable. Voilà sans doute ce qui me lie à autrui, bouleversant jusqu’à l’espace qui m’est prétendument propre et que je conçois comme un inviolable lieu-lare.
Le chiffre est seul. Il dissimule un vide absolu, ainsi que nous l’enseigne son étymon, l’arabe șifr. Le nombre, quant à lui (le numerus latin), est indissociable du nummus, la monnaie, ce substitut par excellence. Dans un premier temps, donc, le vide est ce que l’on échange vertigineusement contre le vide. Mais en se démultipliant ainsi, il acquiert de la consistance, il pèse de plus en plus lourd dans nos existences quotidiennes, s’y substituant volontiers. Élevé à la puissance du nombre, le chiffre se métamorphose, le rien redevient rem. Des formes se tissent, des points viennent au jour en jetant des ponts vers d’autres points. Petit à petit, des villes surgissent là où il n’y avait que des grottes claustrales, puis des métropoles avalent l’horizon. L’innombrable se montre sous son jour le plus incommensurable.
Des pronoms s’y abritent.
