N’importe quoi n’importe comment

Oui, l’art moderne, c’est un peu n’importe quoi. L’absolue liberté que l’art a conquise et dont il jouit aujourd’hui en Occident autorise la mise en œuvre de tous les possibles, sans exception : moral et immoral, bon et mauvais, noble et kitsch, etc. Or le vertige de la page blanche est plus paralysant que jamais, car n’importe quoi n’équivaut pas à n’importe comment. Pourquoi ?

Je ne peux m’empêcher de voir dans cette distinction une pensée esthétique somme toute assez conventionnelle. Il y a en effet deux façons de concevoir le n’importe quoi : d’une part, comme une reconnaissance de l’arbitraire de l’art, de son émancipation à l’endroit de la prétendue nécessité (religieuse, politique ou simplement instrumentale) qui autrefois l’assujettissait à des fins exogènes. D’autre part, une fois délivré de son statut historique, prémoderne, l’art court le risque d’une facticité absolue, c’est-à-dire qu’il soulève l’hypothèse de l’inessence et inessentialité de cela même qui est censé faire sens par excellence. Tel est le double mouvement de l’autonomisation du champ artistique : à la fois une ouverture sans précédent, autorisant tous les contenus, et une extrême fermeture sur soi, confinant parfois à l’inintelligibilité d’un langage privé, pour reprendre l’expression de Wittgenstein. Cela est déjà paradoxal, mais la question du comment rend la réflexion encore plus difficile. Plus précisément, l’expérience de l’écriture automatique me semble symptomatique de cette difficulté : le n’importe quoi y est érigé en principe créateur, mais le comment n’en est pas moins théorisé (par Breton) et analysé sous toutes ses coutures, à un point tel que cet arbitraire devient apodictique (tout comme le hasard s’avère objectif), à plus forte raison chez un Blanchot. Bref, on a affaire ici au vieux couple de la forme et du contenu, dont nul n’est parvenu à se débarrasser véritablement.

N’importe quoi – quelque sujet que ce soit (c’est l’un des points-clés de la révolution romantique) – mais pas n’importe comment –, voilà le travail de mise en œuvre que tout art exige. Que cela nous plaise ou non, nous avons toujours affaire au système classique : le contenu cède le pas à la forme en un moment certes remarquable et marquant, mais qui ne permet pas de bondir totalement par-delà ce modèle bifide, corollaire au couplage du signifiant et du signifié, du son et du sens, du trait et du représenté, etc. Car si l’art moderne interdit, au même titre que son prédécesseur classique, de faire les choses n’importe comment, il ne permet pas non plus, in fine, de parler purement et simplement de n’importe quoi, puisque le quoi modifie le comment et l’inverse, y compris et surtout quand les deux tentent de se désavouer l’un l’autre (c’est l’ironie). Quel que soit le dosage que l’on préfère (plus de forme et moins de contenu ou plus de contenu et moins de forme), on n’est jamais vraiment quitte de cette problématique poussiéreuse, même si la modernité introduit en effet une différence de degré, un horizon élargi qui ne cesse de se distendre (sans toutefois se briser). L’art moderne n’est jamais aussi moderne qu’il ne le croit, mais il rêve de le devenir en se brisant. En vain. Il y a quelque chose de tragique dans cette aspiration (pour peu qu’on la prenne au sérieux) : comment transformer une simple différence de degré en différence absolue ? Comment franchir le seuil ?

On peut aussi s’en contrefoutre (c’est même de plus en plus le cas). Alors il suffit d’écrire : n’importe quoi ? n’importe comment ? Qu’importe. On n’a aucunement besoin de ces casse-têtes, ou en tout cas moins que jamais. La tragédie est terminée. Faut-il s’en réjouir ?

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