Dieu existe (les dieux existent), mais seulement dans la mesure où ses fidèles le maintiennent en vie. Tout-puissant, il n’est pourtant que le nom donné par la communauté au désir de transcendance de chacun de ses membres. Et dès que la communauté s’en détourne, alléchée par la promesse d’une élévation immanente et mondaine, à portée de la main, la divinité se révèle telle qu’en elle-même : vidée et dévêtue de tout, sauf peut-être de son nom. Commence alors la nuit la plus noire, le crépuscule d’une présence sublime se muant en une indifférence telle que, ayant épuisé ses charmes marmoréens, elle ne suscite plus que de l’indifférence.

L’art a initialement pris la relève de cette disparition, la voulant encore plus pure. Revenu de tout, y compris du sacré, l’art pactise avec ce mouvement de désenchantement qui n’épargne rien sur son passage. Mais ce pacte, faustien bien que dénué de la gloire d’une damnation véritable, entraîne la perte non seulement du protagoniste mais aussi de Méphistophélès. S’avérant aussi insignifiant que l’adversaire céleste dont son existence dépendait autrefois, le démon n’est plus qu’un imposteur impuissant, sapant l’essence du mal au même titre que celle du bien. Lorsqu’il appose sa signature, le héros (archétype de l’artiste-sujet) entre désormais dans un rapport d’insignifiance avec un être plat, un simple bonimenteur, clownesque davantage que diabolique. Et si la chute d’une promesse en un mensonge ridicule a pu fasciner les modernes – ces romantiques tardifs –, leurs héritiers n’y trouvent que l’expression d’un kitsch gothique, d’un marché de niche. La destruction s’auto-détruit.

L’art n’a plus qu’une fonction purement esthétique : faire sentir, faire ressentir et, surtout, donner du plaisir. À l’image d’une femme publique, l’art plaît ou il ne plaît pas. Et ce plaisir (l’aïsthesis comme tel) repose sur deux choses. La première, c’est le rapport subjectif, celui de soi à soi ; la deuxième, c’est le jugement d’une communauté, quelle qu’elle soit. Dire de telle œuvre qu’elle importe davantage qu’une autre, c’est parler pour ne rien dire. Or… cela n’est pas grave en soi. Au contraire, c’est tout ce qu’il y a de plus éthique, car cette équivalence a pour effet d’instaurer une démocratie esthétique où les amateurs sont rois. La communauté universitaire ? Une association de fans parmi d’autres, dotée d’un plus grand poids pour des raisons d’ordre purement politique et sociologique. L’art de notre ère relève ainsi de deux grandes orientations : subjectivité absolue (j’aime ou j’aime pas) et socialité absolue (il faut qu’un nombre plus ou moins grand de gens apposent leur sceau d’approbation pour que l’œuvre vienne au monde, tout en sachant que ce sceau ne témoigne d’aucune légitimité objective, relevant des coutumes – Sitte, disait Nietzsche le généalogiste – et donc de l’arbitraire).

Inversement, tout traitement médical – pour emprunter un exemple au domaine où les choses comptent – est jugé en fonction de son degré d’efficacité. La science n’a cure de mon opinion ou de la tienne : un remède qui fonctionne vaut quelque chose pour l’écrasante majorité des êtres humains qui en ont besoin. Certes, je peux refuser de me soigner pour diverses raisons, à l’image des complotistes, mais c’est là un tout autre débat, puisque le traitement, lui, est falsifiable (il marche ou il ne marche pas), tandis que l’art ne l’est pas. Toutes les raisons sont bonnes d’aimer ou de ne pas aimer une œuvre parce qu’aucune ne l’est. Seule prime l’indifférence dans laquelle nagent les opinions esthétiques, par définition. A contrario, l’art qui revêt une importance « réelle », et qui par conséquent se transcende, devient un symbole politique. Ce n’est plus de l’art au sens noble ou autotélique du terme. L’œuvre entre alors dans l’univers du discours effectif, où la parole est liée au cours des choses et a des conséquences concrètes (économiques, politiques, etc.). L’art ne se tient donc plus au plus près du neutre (de sa non-valeur immanente, son « ni plus ni moins ») d’où il tire son origine. Afin d’accomplir sa destinée humaine, il s’abolit, jusqu’à ce que même ce mouvement d’abolition s’abolisse.

Autrement dit, l’art entre dans le régime des valeurs en se niant lui-même, en devenant autre que ce qu’il est. Le film n’est paradoxalement, ontologiquement pas, en tout cas pas en lui-même. Pour devenir tel et prendre de la valeur, il lui faut la médiatisation. Il doit recueillir une quantité suffisante de contresignatures, comme le dit Derrida. Impossible, sinon, d’affirmer que l’œuvre est bel et bien une œuvre. La communauté, l’instance de légitimation – peu importe laquelle – doit s’imposer, trancher en disant « oui » à l’œuvre et « non » à son retrait absolu : « Si tu es une œuvre, c’est grâce à moi. Toi-même tu n’y es pour rien, car une autre communauté t’aurait peut-être rejetée, anéantie. C’est à moi seule que tu dois ton existence. » Tout l’inverse d’Alexander Fleming au moment où il inventa la pénicilline (non pas, et j’insiste sur ce point, que la pénicilline n’ait strictement rien à voir avec le discours, mais si la recherche scientifique nécessite un cadre social, la validité de ses découvertes possède un degré d’autonomie dont l’art, dans son infinie opiniâtreté, ne jouira jamais). Le remède s’impose de lui-même.

Au sens strict du terme, l’art désigne notre rapport actif à l’insignifiance de toute opinion sur le sens. Actif, parce que c’est un jeu que nous prenons au sérieux et qui nous permet d’aimer ou de ne pas aimer, gratuitement, en faisant preuve d’une extrême légèreté. Comme tous les jeux, celui-ci est éminemment relationnel. Ses règles, à l’instar de celles du langage, ne relèvent en rien d’un quelconque absolu, étant le fait, fût-il inconscient, d’une tribu. Quiconque veut y gagner a besoin de relations, d’un réseau, d’une armée. En l’absence d’un étalon véritable, on ne peut compter que sur le verdict de juges foncièrement faillibles, capricieux et volages. L’écrivain solitaire, aux prises avec l’essence même de l’écriture ? Il n’a jamais existé, tout comme l’écriture, elle, est sans essence.

L’artiste est un dieu : il n’a lieu d’être que lorsque ses fidèles se rassemblent pour lui donner lieu. Et en ce long début de XXIe siècle, il est un moyen qui l’emporte sur tous les autres lorsqu’on aspire à la déification : les relations publiques.

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