Rédiger une thèse (θέσις), c’est prendre position, s’improviser architecte. Un espace de pensée insoupçonné attend qu’on le revendique. Afin d’arracher ce lopin de désert à l’apathie, afin de lui donner lieu, il faut construire une cité habitable, domestiquer le sable et les bêtes qui s’y abritent. D’autres doivent être en mesure de reconnaître qu’il y a là un lieu digne de ce nom. Au départ, ce n’est qu’un lieu-dit, mais assez rapidement sa densité et ses frontières s’accroissent. À quel point, nul ne le sait d’emblée. On peut sans doute compter sur ces voisins auprès desquels on s’est procuré une partie des matériaux (parfois jusqu’aux fondations), mais on espère surtout des visiteurs venus de loin.
C’est le projet d’une cité fortifiée, occupée et achalandée : un réseau tentaculaire destiné à attirer le plus grand nombre de résidents non moins que de commerçants et de touristes. La prise de position, initialement fragile, se fait alors en vue d’un public qui se chargera de préserver l’espace d’origine en se l’appropriant. C’est en misant tout sur l’accueil du plus grand nombre qu’on arrive à justifier notre travail aux yeux des autres et en premier lieu de ceux qui voient l’écriture – à moins que ce ne soit celle des comptes, de toutes la plus ancienne – d’un mauvais œil. Car il faut montrer patte blanche, démontrer que cet asceticisme auquel on se soumet des années durant est fécond et, plus encore, que nos prémices s’écouleront là où leur potentiel germinatif acquerra une valeur réelle.
Cela paraît si évident qu’une telle allégorie ne peut que prêter à sourire. Aller à l’encontre de ce modèle universel serait un geste d’autosabotage, dénué de tout fondement. Et pourtant, cette poussée vers la publicité, cette dépendance à l’égard de la démultiplication, est assez récente, se distinguant fermement du modèle pluriséculaire, passablement plus élitiste et replié sur lui-même. Non pas que l’université d’antan fût plus autonome que celle d’aujourd’hui. Elle avait des comptes à rendre à des instances décisionnelles qui n’existent heureusement plus. Mais le mouvement de ces dernières décennies, inféodé au vertige moderne du plus grand nombre – si grand qu’il finit par frôler l’incalculable et l’incommensurable – Heidegger l’appelait das Riesenhafte (le gigantesque) – a déplacé le point gravitationnel de l’autorité savante : ce n’est plus Dieu ou tel ou tel roi qui se porte garant des arts libéraux, mais l’agora. Mouvement qui a pris une ampleur telle qu’il est impossible d’y résister du fond de son cabinet de lecture sans passer pour un réactionnaire. Quelques-uns y parviennent (c’est toujours le cas), mais ils sont proportionnellement moindres. Les autres – presque tous – sont contraints de se mettre au diapason de cette démesure en misant tout sur la relationnalité en se métamorphosant à leur tour en villes, en êtres-carrefours.
Notre époque est très certainement celle de la relation, c’est-à-dire aussi du moment où l’absolu se retire absolument. Celui-ci a deux orientations à l’instant où il s’abîme pour de bon : ou bien il apparaît dans toute sa splendeur – mais cela a déjà eu lieu avec la naissance du romantisme – ou bien sa disparition se creuse d’elle-même, se perdant toujours plus loin dans la perte et l’absence pures, « not with a bang but a whimper » – c’est là, je crois, notre moment. Ainsi, la supra-saturation suscitée par le primat du réseau – l’excès de sensations et de relations qui caractérise notre expérience actuelle du monde – est à entendre comme relationnalité absolue dans la mesure où son contraire – l’absolu, justement –, au lieu d’émerger, phénoménologiquement, à l’instant même où le pôle opposé l’emporte, s’évanouit sans laisser de traces. La relation, donc, s’absolutise : son hégémonie est telle qu’elle n’a plus besoin d’assujettir son autre pour vérifier l’étendue de sa puissance. Dorénavant, celle-ci va de soi – absolument.
Prendre position pour l’absolu – en faire une thèse – au vu de cette conjoncture si difficile exige par conséquent que l’on se plie, du moins dans un premier temps, au relationnel, sous peine de disparaître complètement en entérinant la proximité sémantique entre absolu et inexistence (l’absolu serait le plus seul, aussi seul qu’un être qui n’existe pas). Au contraire, il faut penser l’absolu comme l’irremplaçable, c’est-à-dire comme ce qui permet à telle ville de ne pas se fondre dans telle autre, aux choses qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau d’être tout de même autres les unes par rapport aux autres. C’est une manière de repenser la différance qui saisirait dès lors la véritable singularité d’un embranchement, d’une œuvre ou d’un phénomène. Ce qui se soustrait à la relationnalité, donc, au-delà des toiles dont nous sommes tissés.
Tous les chemins mènent à Rome. Mais ce que je cherche est ailleurs.
