Amor fati

Chaque exilé trimballe un récit qui lui est propre. Soit. Mais on peut partager les migrants en deux espèces : volontaires et involontaires. Les catégories se recoupent, ce qui ne rend pas la distinction moins décisive. L’exilé volontaire quitte le sol natal pour des contrées perçues comme fructifères ou en concorde avec ses affinités culturelles, climatiques, politiques et/ou esthétiques. Mais l’exilé involontaire n’a rien demandé. Un conflit meurtrier éclate, une dictature perdure, et le désir de survivre se fait de plus en plus pressant. Ou encore c’est le père, la mère, qui décide de poursuivre son ascension sociale ailleurs, tout en courant le risque d’abdiquer ses acquis, sa dignité. L’enfant perd tout, gagne tout. Une autre parole, voire plusieurs autres, s’ouvrent à lui, alors que celle qu’il croyait être la sienne se referme.

Elle ne se tait pas complètement. Car lorsqu’il parle dans ces autres langues qui sont dorénavant plus proches de lui que la maternelle, il accueille les nouveaux vocables tel un palimpseste, alluvion par alluvion, comme étoffant le lit du fleuve invisible qui coule entre ses tempes et qui lui souffle ses répliques. Même camouflé, dissimulé au sein de la population qui l’a adopté et qu’il a adoptée, se confondant le plus souvent avec elle, perdure en lui une syntaxe dont il n’a pas totalement perdu la trace, car elle lui inspire – de manière absolument impromptue – des tournures qu’il n’aurait jamais songé à emprunter autrement, des tournants qui lui permettent d’échapper au soi qu’il croit être devenu. Le langage s’avère ainsi déroute vers le défaut d’origine, et jamais autant que lorsqu’il écrit, se noyant dans un flot d’enrouements qui bifurquent.

Écrivant, il espère pallier à l’égarement, puis c’est le contraire qui se produit. Il s’engage alors dans une autre voie, ruse désespérée : monter dans l’avion, parvenir – sept, huit heures plus tard – de l’autre côté de l’océan, où il s’imagine que quelque chose l’attend. Parfois il lit aussi dans cette première langue, aussi autre que toutes les autres, trifouillant à même la scansion, les sons, les accents, dans l’espoir d’y entendre une voix véridique, énonçant une révélation qu’il pourrait ensuite transcrire dans l’une de ces autres langues qui sont maintenant les siennes, au même titre. Ou plutôt, à toujours plus d’un titre, car c’est à ces phrasés-là qu’il prête l’oreille maintenant et qui, se dit-il par moments, forment le véritable fond de ce cours d’eau irréel, charriant babils et bruits, qui ruisselle en lui à rebours.

Il arrive que l’eau gèle, puis le monde devient audible au-delà de la liquidité des langues.

Mais la débâcle ne saurait tarder. Et chaque fois, c’est au hasard des heurts que la langue se remet en branle et qu’elle apporte un nouveau lot de paroles et de décibels, le submergeant du rythme impétueux des objets. Il se faufile ainsi entre les idiomes, il insère le sien propre dans l’infinie sinuosité des autres. Maniant plusieurs langues, il n’en parle aucune, et lorsqu’il s’immerge au fond de cet écoulement, là où le limon devient lit, il sait que ses mains, lorsqu’elles se promènent le long des soubassements, ne creusent que leur propre morcellement. Incapable de se vouer à la fiction fondatrice d’une langue, fût-elle adoptée, il cherche à en faire le tour, babélisant sa pensée le cœur serré, rêvant stupidement de cette contrée – l’autre contrée, maintenant –, plus pauvre et moins sauvage, où ses ancêtres éclusaient le jour finissant, verre après verre, nostalgiques d’un continent autre que l’ancien.

Leave a comment