Prédiction et partition

Prédire avant de dire. L’errance a beau être inéluctable, il faut un plan, quitte à se fourvoyer dès les tous premiers traits. Il faut une partition qui donne sur des indications, préméditations et notations – tout un découpage topologique à partir duquel débroussailler un sentier, une manière de sentir. Lorsqu’elle s’applique au lecteur, l’analogie est transparente : en lisant, on interprète muettement les mots, on devient soi-même la « musicienne du silence » dont Mallarmé a esquissé la posture. Les phrases vibrent au contact des yeux, l’oreille s’éveille au rythme des paroles qui défilent de gauche à droite ou au gré d’un tout autre schème. On se laisse emporter par le mouvement. On l’entend.

Mais qu’en est-il de l’écrivain ? Au-delà de son désir de musicaliser la langue en permutant les assonances et les dissonances, il se voit contraint, en définitive, de renoncer à la partition. Il s’en départit dès la toute première phrase, dès qu’il se met à taillader la parole muette et ses toiles de signification, trop chargées de sens pour chanter. Et l’on ne peut tailler que dedans, en devenant soi-même l’esprit arachnéen du langage, Dédale prédateur et minutieux, jusqu’à ce que le texte devienne une toile captivante. Impossible cependant de savoir ce que l’on attrapera, quelle bête échouera en plein vol et, surtout, quelle empreinte elle laissera en gigotant et en gémissant. (Le texte se souvient de cette scène primitive pour que perdure la fascination).

La toile, le texte, la partition. Tous ces termes participent d’une seule et même logique : égarer et s’égarer, mais pas n’importe comment. Il faut, en lisant, en écoutant, consentir à la mort qui nous paralyse avant de nous consommer, à la mort devenue labyrinthe, chef d’œuvre architectural : expérience étouffante, affolante, ensorcelante. Au travers de cette épreuve spectrale et fantasmagorique qu’on appelle l’art, c’est l’insoutenable proximité d’un instant impossible – « l’instant de ma mort », disait Blanchot – qui anime notre désir d’écouter, de lire, de regarder, de sentir. Et si certaines œuvres sont plus prenantes que d’autres, c’est parce qu’il est des dédales plus aptes à nous contraindre de donner tout ce que l’on a et tout ce que l’on n’a pas.