La parole publique est logorrhée. Se produire devant l’assistance, c’est meubler l’espace et le silence, colmater les brèches du temps suspendu. Lorsque j’écoute une conférence, j’ai parfois l’impression que la réussite de l’orateur dépend exclusivement de sa capacité à ne pas se laisser submerger par le vide qui risque de sourdre à tout moment. Parler, ce serait donc tenir à distance l’horreur d’être livré à soi-même. Il faut mobiliser tous ses moyens pour ne pas être pris au dépourvu par une aporie impromptue, pour ne pas être surpris par ces trouées muettes qui menacent de se muer en abîmes. La force de la parole publique, donc, c’est d’être toujours en mouvement, perpetuum mobile menant une lutte sans merci contre le monstre du silence. (En anglais, on le désigne du nom d’awkwardness.) Ainsi, il est interdit de se livrer à une parole toute en lacunes, parole percée ou perforée qui serait trop proche de l’insavoir et du désarroi. Pour tout dire : de l’échec, voire (dans le pire des cas) de l’humiliation.
Telle est la dure loi qui règne sur toute situation où l’on doit s’exposer. Dans le contexte des études littéraires, cette loi occupe une place singulière en raison du privilège accordé aux lettres. Beaucoup aimeraient se passer de la rhétorique au sens strict (oratoire) du terme : au lieu de capter l’attention de l’auditoire par toutes les voies possibles et impossibles (langage corporel, voix, théâtralité), ils rêvent de s’en tenir à l’éthéréalité du papier, où le locuteur disparaît derrière son propos, qui n’est d’ailleurs plus absolument le sien. Une fois que le corps et son larynx sont mis de côté, la parole s’avère autre que ce qu’elle paraît, au jour le jour, lorsque nous agissons verbalement. Car « agir » signifie généralement être décisif, ne pas tourner autour du pot, franchir la distance au lieu de tenir à l’écart. Tout l’inverse de l’infinie lenteur dont je fais preuve en écrivant.
