L’indécidable n’est pas seulement hésitation ou oscillation devant un embranchement de possibles, mais aussi devant le dilemme entre possible et impossible. On se souvient du slogan de Mai 68, « Soyez réalistes, demandez l’impossible ! », qui énonce on ne peut plus clairement le programme de toute utopie à venir. Mais trancher en faveur de l’impossible – d’un monde juste où régnerait l’égalité absolue – est une décision sans cesse entravée ou différée par les mécanismes de la vie même. Nietzsche l’a pressenti, il n’y a rien de plus cruel que la vie et la nature – rien n’est plus indifférent au sort individuel. Car la vie n’a cure du vivant. Ainsi, l’impossible justice à venir se confond avec la mort même, the Great Equalizer, tout comme l’utopie paradisiaque est recherchée par toutes les religions dans l’au-delà. Pas de perfection ici-bas, par définition. Pas d’égalité, pas de liberté, pas de fraternité, à moins que ce ne soit parfois à peu près le cas.
C’est pourquoi le maintien de l’indécidable aux dépens de la décision, c’est-à-dire du mou aux dépens du tranchant, est à la fois une exigence éthique et une chimère. Je songe ici aux jaïnistes et à leur pratique de balayer le sol avant de faire le moindre pas pour ne pas écraser, par mégarde, les bestioles… On fait ce qu’on peut, dans la mesure de l’impossible, mais il est difficile de ne pas se laisser porter par la pulsion et l’impulsion ou, pour le dire crûment, par le mal. Seul le mal est véritablement possible et toute prise de décision nuit à l’un ou à l’autre, à toi ou à moi, irréversiblement. À moins de se tenir au plus près de la mort pure, tel un Sacrifié, auprès du pas au-delà. Et encore. Non, hélas, seule demeure la voie du minimalisme : le moins de mal possible, tout en sachant que cela disqualifie d’emblée l’absolu dont toute éthique a pourtant besoin pour faire sens.
