“The art of losing isn’t hard to master…”

C’est si simple, rien ne l’est davantage : il faut apprendre à (se) perdre, comme dans le poème d’Elizabeth Bishop ; il faut s’élever soi-même au rang d’arte povera, s’égriser jusqu’à ce que toute ombre d’éclat nous soit ôtée, descendre toujours plus loin dans la pierreuse noirceur des marches, ne plus se laisser séduire par les accidents de la parole, car la perte y est encore trop peu pure. Il faut dévisager son propre cadavre, auto-memento mori, et dialoguer avec ce gisant que nous sommes et qui ressemble à lui-même. Oui, il faut que la perte ressemble le plus possible à la perte et c’est là – peut-être? – que se fera entendre la voix, celle-là que j’attends et qui seule me permettrait d’écrire, enfin, que ma fin est mon commencement.

Jamais un sans deux, donc voici un autre poème roumain de Paul Celan:

*

Poème pour l’ombre de Marianne

La menthe de l’amour a poussé comme un doigt d’ange.

Crois-le : un bras retors de silences surgit encore de la terre,
une épaule brûlée par l’ardeur des lumières éteintes,
un visage aux yeux bandés par le foulard noir de la vue,
une énorme aile de plomb et une autre de feuilles,
un corps épuisé par le repos imprégné d’eau.
Vois comme il flotte dans l’herbe aux ailes déployées,
comme il gravit l’échelle de gui vers la maison de verre,
dans laquelle il égare à grands pas une plante marine.

Crois qu’est venu le moment de me parler entre les larmes,
d’aller là-bas pieds nus, pour qu’on sache ce qui nous est échu :
le deuil siroté dans un verre ou le deuil siroté dans une paume –
puis que la plante folle s’endorme en entendant ta réponse.

Que sonnent les fenêtres de la maison en se heurtant dans le noir,
se disant elles aussi ce qu’elles savent sans le savoir :
nous nous aimons ou nous ne nous aimons pas.

Je me suis amusé à traduire l’un des rares poèmes roumains de Paul Celan. La mise en page laisse à désirer pour cause de flemmardise, mais bon… En voici le résultat :

*

Aveuglés par des soubresauts géants, nous nous sommes rencontrés, voyageurs parmi les mirages, dans l’unique étreinte du renoncement.
L’heure est celle d’hier, mais une troisième aiguille l’indique, incandescente,
que je n’avais jamais vue auparavant dans les jardins du temps –
les deux autres s’embrassent au sud du cadran.

Lorsqu’elles se seront désenlacées, il sera trop tard, le temps sera autre,
l’aiguille étrangère tournoiera follement, jusqu’à ce qu’elle ait incendié toutes les heures d’un feu contagieux,
puis elle les fondra en un seul chiffre
qui à la fois sera heure, saison et les vingt-quatre pas que je ferai au moment de ma mort

puis elle bondira à travers la fenêtre brisée au beau milieu de la maison
m’invitant à la suivre, à lui servir de compagnon auprès d’une nouvelle horloge qui mesurera un temps beaucoup plus grand.
Quant à moi, je préfère que l’heure se mesure à l’aune des sabliers,
que ce temps soit plus fin, autant que l’ombre de ta chevelure dans le sable, et que je puisse en dessiner la silhouette avec du sang, conscient qu’une nuit s’est écoulée.
Quant à moi, je préfère les sabliers pour que tu puisses les fracasser quand je te dirai le mensonge de l’éternité.
Je les préfère comme toi aussi tu préfères à mes cheveux aux miroitements incertains les serpents,
je préfère les sabliers car je peux les briser sans peine avec la béquille de l’amertume
pour que soit différée dans le firmament une énorme aile née en automne
et qui pendant que je gis à tes côtés change de couleur.

…ne absorbeat eas tartarus

Il se fait tard. Tout a déjà précédé ceci. Et puis les circonstances ont été propices. Elles ont donné lieu à un faisceau de semences dont il est l’écoulement sans issue. Sa tête se balance, comme ceci, comme cela, saisissant une parole par-ci, une parole par-là. Rien de réel par-delà ce bercement, de moins en moins serein au fil des jours de plus en plus longs. Pas de passage outre ceci, outre cela, puis leur alternance sans borne. Et pourtant, ce va-et-vient abscons lui paraît faire signe vers une absence salutaire.

*

Il lit. L’oreille qu’il tend à l’indifférence se dilate peu à peu sous la tension de l’inaction. La lecture se poursuit au nom d’une toile qu’il croit reconnaître parmi l’éboulis de mots noirs. Chaque le et chaque la le rapproche d’un autre mot, plus noir que noir. Car il est clair que le semblant de mouvement qui se dessine ici au gré du poignet, dont l’ondoiement presque musical lorsqu’il tourne les pages l’envoûte, fait écho à la blancheur du clavier éteint, exigeant infiniment plus qu’il ne saurait donner. Qu’il n’a.

*

De telles ténèbres s’apprivoisent-elles ? Le kérosène qui brille de mille feux n’est pas prêt de vouer son absence de mèche à l’ouvrage qu’il voudrait avéré. Mais qu’y peut-il ? La carrosserie de la parole s’abîme dans une image pure parmi ces ruines qui n’annoncent aucune parousie à ses yeux, contenants de leur propre cendre. Nul doute qu’il en serait de même dans un préau ou pré désert, les morts ayant depuis longtemps déjà fui le seul office qui leur fut jadis dévolu.

*

Ainsi. La nuit ? Telle l’inaudibilité d’un chant dit plain, dans l’absolu dénué de hauteur. Et de bassesse, aussi, jusqu’à ce que lui-même se fonde dans cette intermittence, dans ce territoire sans mesure de l’oubli, récepteur des inexpiables quatuors soufflés à l’oreille de celui qui désire ne rien entendre. Les sirènes lapidées lorsque s’immole la paroi de la plus profonde des nuits ? C’est justement leur chant qu’il aimerait surprendre, déduction faite du dédale dont les réticules arborescents le ceignent.

*

Puis la tubercule calcinée. Puis la pierre retournée, ravaudée, carbonisée – récalcitrante. Puis l’appel de l’arrêt, de l’arête, qu’elle soit morte ou d’airain. Puis le lapis-lazuli de la chambre close. Puis les aperceptions d’un soir où tout se distend au prix de ce seing qui ne sera jamais le sien. Puis l’ancien fil dont le symbole est thyrse ou torsade. Puis le peu de ci ou de ça qu’impose une pierre tombée entre les mains des pléromes.