Pâtir

Les jours s’écoulent à une telle vitesse qu’il devient impossible de les saisir au vol. Le rythme enlevé qui marque leur passage trahit l’indifférence intrinsèque du temps, qui devance toute tentative d’analyse. Tel le métabolisme d’un colibri, rien ne demeure en place plus longtemps qu’un clin d’œil, ce qui rend peu aisé le travail d’observation.

Interchangeabilité des choses se dissolvant les unes dans les autres au fil des secondes et ne laissant derrière elles qu’un imbroglio de traces équivalentes.

Cela est l’insupportable même. Car si la désinvolture que les Grecs anciens attribuaient aux dieux s’est avérée être celle du monde, elle a quelque chose de terrible. D’un côté, chacun de nous est un désert à lui seul, unique et irremplaçable dans son aridité. Mais ce désert s’étend à perte de vue et cette perte qui va vers l’autre nous engouffre, comme Büchner l’a pressenti :

Jeder Mensch ist ein Abgrund, es schwindelt einem, wenn man hinabsieht.

« Tout être humain est un abîme ». Ce vertige du regard lorsqu’on le plonge dans nos propres yeux est à la fois le degré zéro du soi et son dédoublement ou Doppelgänger. Dans l’absolu, chacune des deux singularités vaut autant que l’autre, puisqu’elles sont également mortelles, mais qui dit différence (voire différance) dit lutte, inégalité et hiérarchisation. Que les choses, étant foncièrement relatives, ne se montrent pas sous le même jour lorsqu’on ajuste la focalisation, cela va de soi. Mais ce qu’on tend à oublier, c’est que ces variations sont source de souffrance. Le mal d’être soi tire justement son origine de l’indifférence paradoxale du monde à l’égard des différences qui le constituent. Le fait que tel point de vue ne vaut pas plus ou moins que tel ou tel autre, chacun étant l’autre de l’autre, nous livre au désespoir au lieu de neutraliser le poison. Lorsqu’on souffre profondément, avant que l’irrévocable imminence de la mort ne se fasse sentir, je vaut infiniment plus que on, plus que tu, vous ou nous, peu importe si cela est faux. La valeur évacuée sub specie aeternitatis par l’apathie du temps – vanitas vanitatum – resurgit pour et en nous à travers la douleur ; le sens repose sur le débordement du non-sens avant d’y sombrer à nouveau.