sovegna vos

Quand j’avais dix-neuf ans et que je m’apprêtais à m’inscrire à l’université, j’hésitais entre l’histoire, la critique et la théorie, d’un côté, et la création littéraire, de l’autre. Si j’ai opté pour le transitif aux dépens de l’intransitif, c’est parce que je pressentais quelque chose de terrible qui menaçait de démolir ma conception romantico-expressionniste de l’Art : il faut avoir beaucoup lu pour savoir écrire. Souviens-toi de tes lectures. Sache que tu ne peux écrire n’importe quoi n’importe comment.

C’est ce murmure qui nous stoppe net lorsqu’on s’enivre de l’idée d’une œuvre fondatrice, sans précédent, car il se trouvera toujours quelqu’un de plus malin que soi pour pointer la fausse cathédrale du doigt et en démasquer la bicoque. Soit on lit tout, quitte à différer le désir d’écrire de quelques décennies, avant de s’atteler à la rédaction d’un texte imprenable, à l’image de la Bibliothèque absolue, soit on lit peu en croisant les doigts, persuadé qu’un risque encouru est en soi une cuirasse.

Mais comment trouver le temps de tout parcourir ? Si certains se sentent appelés par la lecture au point d’y plonger jour et nuit, dans l’incessance de son bruissement multiple, d’autres se tournent vers le rêve d’un Livre unique, sui generis. Un tel rêve exclut les habitudes pathologiques du critique et de l’universitaire, car s’il est vrai que nos lectures conduisent à l’apparition d’œuvres nouvelles, l’écriture littéraire exige néanmoins qu’on interrompe, tôt ou tard, la lecture.

Déjouer les déviations et démultiplications de la lecture : telle est, à mon sens, l’une des fonctions de l’écriture. Cesser de lire afin d’écrire ; se dévouer au Léthé, à ce fleuve de l’oubli qui fait fi du passé et qui ne coule dans aucun sens, étant dénué de temporalité. Ou encore qui charrie une autre temporalité, là où les lectures déjà faites subsistent, mais en un lieu insituable.

J’écris pour oublier que j’écris, oui, mais aussi pour oublier que j’ai lu, que je lis et que je lirai.

Et j’entends encore cette voix qui me dit :

« Souviens-toi que la littérature exige que l’on parcoure les territoires de l’oubli et de l’achronie, que l’on soit non seulement le dernier à écrire, le “dernier écrivain”, mais aussi, sans jamais pouvoir le devenir, le tout premier. »