Pâtir

Les jours s’écoulent à une telle vitesse qu’il devient impossible de les saisir au vol. Le rythme enlevé qui marque leur passage trahit l’indifférence intrinsèque du temps, qui devance toute tentative d’analyse. Tel le métabolisme d’un colibri, rien ne demeure en place plus longtemps qu’un clin d’œil, ce qui rend peu aisé le travail d’observation.

Interchangeabilité des choses se dissolvant les unes dans les autres au fil des secondes et ne laissant derrière elles qu’un imbroglio de traces équivalentes.

Cela est l’insupportable même. Car si la désinvolture que les Grecs anciens attribuaient aux dieux s’est avérée être celle du monde, elle a quelque chose de terrible. D’un côté, chacun de nous est un désert à lui seul, unique et irremplaçable dans son aridité. Mais ce désert s’étend à perte de vue et cette perte qui va vers l’autre nous engouffre, comme Büchner l’a pressenti :

Jeder Mensch ist ein Abgrund, es schwindelt einem, wenn man hinabsieht.

« Tout être humain est un abîme ». Ce vertige du regard lorsqu’on le plonge dans nos propres yeux est à la fois le degré zéro du soi et son dédoublement ou Doppelgänger. Dans l’absolu, chacune des deux singularités vaut autant que l’autre, puisqu’elles sont également mortelles, mais qui dit différence (voire différance) dit lutte, inégalité et hiérarchisation. Que les choses, étant foncièrement relatives, ne se montrent pas sous le même jour lorsqu’on ajuste la focalisation, cela va de soi. Mais ce qu’on tend à oublier, c’est que ces variations sont source de souffrance. Le mal d’être soi tire justement son origine de l’indifférence paradoxale du monde à l’égard des différences qui le constituent. Le fait que tel point de vue ne vaut pas plus ou moins que tel ou tel autre, chacun étant l’autre de l’autre, nous livre au désespoir au lieu de neutraliser le poison. Lorsqu’on souffre profondément, avant que l’irrévocable imminence de la mort ne se fasse sentir, je vaut infiniment plus que on, plus que tu, vous ou nous, peu importe si cela est faux. La valeur évacuée sub specie aeternitatis par l’apathie du temps – vanitas vanitatum – resurgit pour et en nous à travers la douleur ; le sens repose sur le débordement du non-sens avant d’y sombrer à nouveau.

Geist

Hegel est un adversaire redoutable. Blanchot croit l’avoir plaqué contre sa propre pensée, s’imagine avoir ingénieusement court-circuité la dialectique en y exposant passivement les failles les plus absolues, mais l’Allemand revient à la charge en lui opposant l’apathie encore plus parfaite d’un mécanisme universel. L’indifférence machinale de ce monde qui suit son cours est telle que tout se laisse relever par elle, même le cri strident de Kurtz sur son lit de mort : « The horror! The horror! » Rien, absolument rien n’est irrelevable.

Rien n’est trop atroce. Rien de monstrueux, rien de proprement inhumain qui ne soit d’une banalité toute-puissante. Et quelle erreur, quelle horreur de se croire vainqueur parce qu’on a choisi la voie de la mort qui ruine tout. Car la mort, c’est la relève même. Que je le veuille ou non, mon cadavre servira, et il n’y a pas d’issue à cette négativité pure qui ne cesse de donner un sens insensé au pire, au plus inadmissible qui soit. Certains ont scandé, après l’expérience des camps de la mort, « plus jamais » et ils y ont cru – comment auraient-ils pu ne pas y croire ? Puis le jamais s’est mué en encore, puis en à venir. Les charniers, la souffrance, les tortionnaires viennent à nous, sans relâche. Ils ont besoin de consommer notre mort. L’animal même est pure dialectique.

L’Aufhebung neutralise tout, davantage que le neutre. La relève pure ne fait aucune différence entre celui qui en relève et celui qui cherche à s’en extirper (le bouddhiste rêvant de mettre fin à la roue des renaissances). L’Aufhebung, c’est l’autre nom de la Loi. Qu’on la connaisse ou non, elle vérifie son emprise sur nous à chaque instant et nous ne faisons que confirmer son hégémonie lorsque nous nous y opposons. Pas de subversion possible : toute rébellion n’est qu’une ratification en profondeur, car lorsque la loi se contredit, c’est seulement pour mieux asseoir sa légitimité. Nous avons beau censurer cette pensée, elle nous hante en nous renvoyant nos propres impostures – nos propres relèves – à la figure.

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Notre ère est celle de l’économie, de la mathématisation. Rien n’excède sa capacité à saisir l’existence jusque dans les moindres éléments, à subsumer chaque élément en son sein. Elle est une traduction parfaite de l’Aufhebung, une mise en œuvre magistrale de la dialectique, fût-elle négative.

Tout a un prix, même ce qui n’en a pas. Tout a une valeur, même ce qui semble être dénué de valeur. Tristan Garcia l’expose éloquemment dans Forme et objet : le système économique actuel triomphe de tout car il a la capacité de tout transformer en signe monétaire, même et surtout le rien qui le défie. Tout, absolument tout est récupéré, à commencer par l’irrécupérable. On se heurte ainsi à un drôle de paradoxe : notre époque s’adonne impunément au gaspillage, mais elle opère in extremis un recyclage, en dollars, en euros, en roubles, en yuans, de tout ce que nous dilapidons.

Tout a une valeur, y compris ce qu’on persiste à appeler « nos valeurs ». Cela les rend suspectes aux yeux de ceux qui rêvent de ruiner le système alors que celui-ci a déjà prévu une niche de marché pour les amateurs de ruines et pour les poètes qui chantent la pulvérulence de la parole (al-waqfa ‘ala al-atlal). D’où la hantise de la foi, peut-être la seule chose suffisamment déraisonnable, suffisamment absurde, suffisamment idiote qui puisse se mettre en travers de la perfection dialectique.

Foi qui repose non pas sur un dieu quelconque, mais sur le néant, qui est le double du divin. Peut-être faut-il passer par là.

Ou laisser passer la caravane.

sovegna vos

Quand j’avais dix-neuf ans et que je m’apprêtais à m’inscrire à l’université, j’hésitais entre l’histoire, la critique et la théorie, d’un côté, et la création littéraire, de l’autre. Si j’ai opté pour le transitif aux dépens de l’intransitif, c’est parce que je pressentais quelque chose de terrible qui menaçait de démolir ma conception romantico-expressionniste de l’Art : il faut avoir beaucoup lu pour savoir écrire. Souviens-toi de tes lectures. Sache que tu ne peux écrire n’importe quoi n’importe comment.

C’est ce murmure qui nous stoppe net lorsqu’on s’enivre de l’idée d’une œuvre fondatrice, sans précédent, car il se trouvera toujours quelqu’un de plus malin que soi pour pointer la fausse cathédrale du doigt et en démasquer la bicoque. Soit on lit tout, quitte à différer le désir d’écrire de quelques décennies, avant de s’atteler à la rédaction d’un texte imprenable, à l’image de la Bibliothèque absolue, soit on lit peu en croisant les doigts, persuadé qu’un risque encouru est en soi une cuirasse.

Mais comment trouver le temps de tout parcourir ? Si certains se sentent appelés par la lecture au point d’y plonger jour et nuit, dans l’incessance de son bruissement multiple, d’autres se tournent vers le rêve d’un Livre unique, sui generis. Un tel rêve exclut les habitudes pathologiques du critique et de l’universitaire, car s’il est vrai que nos lectures conduisent à l’apparition d’œuvres nouvelles, l’écriture littéraire exige néanmoins qu’on interrompe, tôt ou tard, la lecture.

Déjouer les déviations et démultiplications de la lecture : telle est, à mon sens, l’une des fonctions de l’écriture. Cesser de lire afin d’écrire ; se dévouer au Léthé, à ce fleuve de l’oubli qui fait fi du passé et qui ne coule dans aucun sens, étant dénué de temporalité. Ou encore qui charrie une autre temporalité, là où les lectures déjà faites subsistent, mais en un lieu insituable.

J’écris pour oublier que j’écris, oui, mais aussi pour oublier que j’ai lu, que je lis et que je lirai.

Et j’entends encore cette voix qui me dit :

« Souviens-toi que la littérature exige que l’on parcoure les territoires de l’oubli et de l’achronie, que l’on soit non seulement le dernier à écrire, le “dernier écrivain”, mais aussi, sans jamais pouvoir le devenir, le tout premier. »

ἀπόφασις

À l’inverse de l’Église catholique et de la plupart des églises protestantes, l’Église orthodoxe proscrit la musique instrumentale durant la liturgie. Cet interdit recèle une pensée qui puise ses racines, dit-on, dans les pratiques des premiers chrétiens, pour qui seuls le Verbe et la Voix étaient dignes d’exaltation au moment d’accueillir le corps consacré. L’instrument – le silence du langage – serait profanation de la Vérité articulée, proférée.

Mais on peut également y discerner une autre logique. Le mutisme de l’instrument, sa choséité inhumaine, nous détournent de l’essentiel en nous le mettant à disposition. Car la musique instrumentale bouleverse la parole, lui livre la révélation d’une voix qui ne veut, qui ne peut plus rien dire en passant immédiatement outre l’humain. La puissance d’une telle épiphanie est insupportable. Elle rend ivre de stupeur, d’un trop-plein de vérité qui met à mal la sérénité à laquelle aspire le rite immémorial.

Peut-être qu’il faut s’abîmer dans ce ton d’avant toute parole, d’avant toute lettre et d’avant toute âme ou, au contraire, se consacrer à la langue, à l’étude des Écritures, de la Philocalie, des Vies des saints, etc., afin de dissiper cette impression d’immédiateté. Ou encore : il faut prêter à la parole les tours et détours poétiques de l’apophase pour que la théologie négative devienne à son tour comme une musique instrumentale.