On s’étonne de ce que György Kurtág ait tourné le dos aux fragments. Mais Webern en fit autant avant lui. Rendons-nous à l’évidence : tous ceux qui pratiquent l’écriture fragmentaire finissent par s’en lasser. Même le « désir demeuré désir » de René Char est susceptible de s’épuiser par excès de virtualité. Des métamorphoses vitales s’effectuent à notre insu au fil des ans, et un beau jour la totalité constellée s’impose comme seule visée possible (voyez Anselm Kiefer). Non pas que ce ne fût déjà le cas, le fragment étant lui-même une sorte de Tout miniaturisé, un hérisson farouche. Mais nous devons désormais reconnaître ouvertement que tout éclat germe et bourgeonne vers plus grand que lui. Le morceau prend racine, comme en dépit de lui, et finit par croître, peu importe la fragilité de l’arbre. Car s’il est vrai que la brisure engendre le désir en laissant à désirer, ses lacunes s’avèrent un jour n’être que des lacunes. Non, on ne se départit pas de l’œuvre absolue pour aussi peu que des bribes.
